Le métissage mythopoiétique de Jacques Ferron Petr KYLOUŠEK La resilience qui suit les traumatismes historiques peur avoir plusieurs • limensions. Dans le cas de la communauté québécoise, la culpabilité 11 la victimisation s'inscrivent dans une gamme ďexpressions dont le champ sémantique est délimité, ďun cóté, par la recuperation et la reconnaissance de 1'héritage amérindien, de 1 autre, par la relation complexe, ambiguě, envers la domination britannique et canadienne;mglaise, á la fois contestée et acceptée. Médecin, écrivain et homme de la parole publique, Jacques Ferron (1921-1985) est celui qui met en evidence les points identitaires névralgiques tout en proposant des solutions dont le point commun est la prise en compte de 1'altérité et de la presence de 1'autre en soi. Le métissage ferronien fait partie de la resilience, tant individuelle que collective, dans la mesure méme oú il constitue une étape incontournable de la modernitě québécoise. Parmi les intellectuels québécois qui ont prepare et marqué la modernitě de la Revolution tranquille, Jacques Ferron fait figure á part. Le décalage générationnel par rapport á 1'équipe de la revue Parti pris (1963-1968) et á la plupart des révolutionnaires néonationalistes des années 1960 est ponctué de prises de position personnelles inscrites dans son ceuvre : anglophile et américanophile, mais fermement attache á la cause québécoise, défenseur du role historique de 1'Eglise catholique en pleine periodě de laícisation, pourfendeur du nationalisme « pure laine », francophile antifrancais, Jacques Ferron promeut 1'idée du métissage correspondant au modele intégrateur de la nation. Comme Yves Thériault ou Gabrielle Roy, il est parmi les premiers á thématiser la presence des 1156 Petr Kýlou\< i Amerindiens, des metis et des immigres. L'idee du syncreusme culturel se manifeste notamment dans le metissage mythopoietique. Pour saisir la particularity du positionnement ferronien, il convicm d'exposer les elements discursifs qui le constituent. Aussi, allons-nmrpresenter, dans un premier temps, la typologie des modeles identitahvs Cette demarche permettra, ensuite, de caracteriser l'inscription des mythemes dans la trame du roman Le del de Quebec (1969), en particulier ceux du mythe d'« Orphee amerindien » integre dans I'imaginaire occidental, antique et chretien, et cela en fonction dune conception nationale, synthetique, de la culture et de l'ecriture. Pour contextualiser le roman qui fera l'objet de notre analyse, signalons que la thematique du metissage traverse plusieurs ceuvres de Jacques Ferron. Rappelons les personnages metis et anglais dans les pieces de theatre Les Grands Soleils (1958) et La The du Roi (1963) ou ils jouent le role de mediateurs. Rappelons egalement Fambiguite identitaire quebecoanglaise dans la trilogie montrealaise La Nuit (1965), La Charrette (1968) et Les Confitures de coings (1972) ou bien l'appropriation de 1'heritage irlandais dans Le Salut de llrlande (1970). Afin de cerner les particularities de la modelisation identitaire qui traversent cette thematique, nous avons combine la typologie sociohistorique de Gerard Bouchard' et la methodologie analytique de l'Ecole de Liege - le Groupe u - qui permet d'affiner l'identification des elements textuels a travers le modele interpretatif triadique Antbropos-Cosmos- Logos2 que nous avons adapte a la problematique identitaire de la relation sujet-objet-langage et qui constituerait une sorte de triangle noetique de lexpression identitaire. 1 Gerard Bouchard, Genese des nations et cultures du Nouveau Monde. Essai d'histoire comparée, Montreal, Boreal, 2001. Voir aussi Gerard Bouchard, La Pensée impuissante. tehees et mythes nationaux canadiens frangais (1850-1960), Montreal, Boreal, 2004. Gerard Bouchard, « Populations neuves, cultures fondatrices et conscience nationale en Amérique latine et au Quebec », in Yvan Lamonde et Gerard Bouchard (dir.), La Nation dans tous ses Etats. Le Quebec en comparaison, Montreal—Paris, L'Harmattan, 1997. Groupe u, Rhétorique de la poesie, Paris, Seuil, 1990, p. 91 et suiv. le metissage mythopoietique de Jacques Ferron 1157 Quant ä l'aspect socio-historique, soulignons l'importance du i onditionnement. Si les modeles identitaires collectifs, tels que proposes par Gerard Bouchard doivent leur emergence et leur constitution a une filiation historique particulate, leur succession chronologique dans le tableau propose ci-dessous ne doit pas occulter leur chevauchement dans la realite historique evenementielle. Unefoisconstitues, les modeles s'inscrivent dans la duree, une sorte de longue memoire et, tantöt högemoniques, tantöt domines et « souterrains », demeurent disponibles a l'activation ou bien sont mis en sourdine sous l'effet des evenements. C'est ainsi que le modele national emancipateur, forme entre 1800 et 1840, selon Bouchard, est reactive par la Revolution tranquille, apres les periodes dominees par les modeles nationaux defensifs conservateurs et liberaux. II nest pas oiseux de mentionner, ä ce propos, le fonctionnement de la memoire collective analysee par Maurice Halbwachs3 . Cfr Maurice Halbwachs, La Memoire collective, Paris, Presses universitaires de France, 1950. Modele Elements const it ti tifs Relations Facteur i—> Ln formation Anthropos Cosmos Logos structurantes complement aire CO position subjectale position objectale topiques identitaires (nationales) langage (statut) relation dominante territorialisation proton,it ional 1760-1800 ouverte non-opposition je-prive/nous- public ouverte altérité tolérée non-marquees universalité inclusion non-marquee reelle national emancipateur 1800-1840 ouverte opposition je/nous (collectivite) nous eclate ouverte altérité acceptée marquees universalité particularisante inclusion de la diversite mediation marquee reelle specificite nationale affirmee national de fen si 1 con sei vat em apres 1840 fermee nous collectif compact fermée altérité rejetée marquees structuration en dichotomies tranchees particularité collective exclusion marquee irreelle « pays incertain » pays utopique, reve national tiefen si f liberal apres 1840 fermee (attenuee) opposition je/nous (collectivite) nous eclate fermée (atténuée) altérité rejetée marquee dichotomies attenuees particularité collective exclusion mediation marquee irreelle « pays incertain » pays utopique, reve PetrKyloi postnational apres 1980 ouverte je piuriel ouverte altérité non-pertinentes particularité individuelle inclusion (hybridation. non pertinente usek Le metissage mythopoietique de Jacques Ferron 1159 Le positionnement identitaire de Jacques Ferron, selon le modele propose, oscille entre le modele national defensif liberal, qui se manifeste notamment ä travers la thematique recurrente du « pays incertain »4 , et le modele national emancipateur caracterise par la conflictualite de la position subjectale je/nous, par l'ouverture vis-ä-vis de l'alterite, par l'insistance sur les topiques identitaires nationales presentees en tant qu'universalites particularisantes. L'affirmation de la specificite nationale ou communautaire recourt ä l'inclusion axiologique de la diversite et aux mecanismes de la mediation. C'est sous cette rubrique qu'il faut ranger le metissage ferronien en general et le metissage mythopoietique dans le cas du del de Quebec, La problematique identitaire et le metissage constituent une trame d'occurrences textuelles qui s'inscrivent dans une sorte de « projet national » sui generis. La cadre general - la relation entre les CanadiensAnglais et les Canadiens-Francais est presente par un des personnages, l'eveque anglican de Quebec Dugal Scot. II designe la Conquete anglaise comme une « conquete inachevee » qui a genere un espace d'entente conflictuelle entre les « demi-vainqueurs » et les « demi-vaincus »\ Les Quebecois sont exposes ä 1'anglicisation, mais le contraire est tout aussi vrai. La quebecite « pure laine » n'existe pas, car bon nombre de francophones quebecois sont d'origine irlandaise ou ecossaise, comme dans le cas du village de Sainte-Catherine-de-Fossambault6 ou bien melanges depuis longtemps ä la population amerindienne : Tout prenom employe comme patronyme ouvre une piste. Les Joseph, les Michel de la Baie des Chaleurs sont assurement des metis. II arrivait aussi que le Sauvage ne gardait de son nom amerindien qu'une partie, celle qui avait une resonance europeenne. Tous nos Nolet, Nolett, Nolette se nommaient ä 1'origine Wawanollett. L'onomastique traduit la complexite de l'identite individuelle et collective. Le changement de nom est significatif qu'il s'agisse de Petr Kylousek, « Le "pa ys incertain" de Jacques Ferron », in Place and Memory in Canada: Global Perspectives I Lieu et memoire : perspectives globales, Krakow, Polska Akademia Umiejetnosci, 2005, p. 249-258. 5 Jacques Ferron, Le Gielde Quebec, Montreal, Editions du Jour, 1969, p. 350-351. 6 Ibidem, p. 180. 7 Ibidem, p. 151-154. 8 Ibidem, p. 152. 1160 Petr Kyloušek « sauvages » francises d'autorite ou dun acte volontaire comme dans le cas de Frank Anacharsis Scot, fils de Peveque anglican Dugal Scot, qui devient Francois-Anachards Scot. Un autre cas significatif est le personnage qui, selon Pendroit ou il se trouve, opte entre Henry Scott, Sicotte ou Picotte : sans etat civil, d'un age immemorial9 , il se designe tantot comme le fils d'un highlander ecossais et dune Indienne, tantot descendant d'un pere quebecois10 . Ainsi la fluctuation onomastique renvoie-t-elle au metissage qui, dans le cadre du roman, acquiert la fonction symbolique d'un projet politique et culturel. Au centre de ce dispositif ideologique se trouve le village desherite de Chiquettes, peuple de descendants de trois nations autochtones, de Quebecois et de metis", ou Frank/Francois Anacharsis Scot a pour mission de construire une eglise et fonder une paroisse. Le relevement a la dignite dun peuple marginalise, meprise, est a la fois le signe du renouvellement social et la manifestation de la deperipherisation culturelle placee elle aussi sous le signe du metissage. En effet, les materiaux de construction de la nouvelle eglise sont« empruntes » a une eglise anglicane en ruines et au « surplus » des eglises catholiques. Comme Pexplique le charpentier Joseph Fauche, « nous ne volons rien, car pour le plus grand bien de Dieu, nous ne faisons que convertir des materiaux heretiques, dont Pheresie d'aiileurs s'est retiree, les cedant a nos besoins »1 2 . Le metissage culturel concerne aussi Pidentite linguistique : le chant entonne pour honorer la defunte capitanesse Eulalie, patronne de Peglise, est « un hymne en anglais archa'i'que qui etonna et ravit le peuple chiquette qui oncques n'avait oui si beau latin r", Et par le biais de la langue, c'est aussi la catholicite, un autre pilier de Pidentite quebecoise, qui est envisagee par le prisme du metissage. La mythopoiesis vient etayer ce programme culturel et politique. A Pimage de la paroisse de Chiquettes, c'est aussi une mythologie nationale qu'il importe de construire car, selon le propos de Peveque Dugal Scot, les Quebecois « forment un peuple jeune qui se cherche une mythologie » . Ibidem, p. 161. 10 Ibidem, p. 128. 11 Ibidem, p. 25. 12 Ibidem, p. 402. 13 Ibidem, p. 399. 14 Ibidem, p. 68. Le métissage mythopoiétique de Jacques Ferron 1161 Cette mythologie sera syncretique, metissee, faite de mythemes europeens - antiques et chretiens - et de mythemes amerindiens, qui seront lies, dans la trame romanesque, a l'histoire evenementielle du Quebec et a sa culture. Le noyau est le mythe wendat du voyage au pays des ames, le mythe grec d'Orphee et la resurrection du Christ avec la symbolique pascale. Comme Leonard Cohen dans le roman Beautiful Losers (1966), paru deux annees avant Le del de Quebec, Jacques Ferron reprend la trame du recit consigne dans les Relations des Jesuites, notamment la seconde relation de Jean de Brebeuf qu'il a expediee le 16 juillet 1636 de sa mission Saint-Joseph (Ihonatiria) a Quebec au superieur Paul Lejeune' . La description ethnographique de Jean de Brebeuf, basee sur le temoignage de quatre personnes, vise surtout la Fete des morts. Les representations mythologiques wendates sont illustrees par deux mythes dont celui du voyage au pays des morts. Le personnage principal du mythe est un frere malheureux de la mort de sa sceur, qui decide de la ramener a la vie. II entreprend un long voyage vers FOuest, au village des morts. II arrive a la cabane d'Oscotarach, Perceur des Tetes, qui lui remet la calebasse ou recueillir Fame de sa sceur et lui donne des conseils. Le frere reussit a traverser le torrent enjambe par un tronc d'arbre, echappe au chien gardien, et, arrive au village des morts, obtient la faveur de pouvoir ramener Fame de sa sceur. Au retour, Oscotarach lui donne une autre calebasse contenant le cerveau de la sceur. La tribu, rassemblee dans la cabane, forme le cercle autour duquel tourne le frere en portant le corps de la defunte sur le dos et les deux calebasses dans les mains. Tout le monde doit fixer le sol, eviter de regarder le cadavre. Seulement, Finterdit est enfreint par un curieux et Fame de la sceur disparait a jamais. La similitude avec le mythe d'Orphee est frappante et Jacques Ferron ne manque pas de Fexploiter. II prepare le terrain en inscrivant la nomenclature mythologique antique dans l'histoire evenementielle quebecoise. Ainsi la stratification sociale, politique et culturelle de la ville de Quebec et de la province est articulee en Olympiens et en Relations des Jesuites, Tome I. 1611-1636. Montreal, Editions du Jour, 1972. Année 1636 (Jean de Brebeuf)- Relation de ce qui sestpassé dans le Pays des Hurons. 2C partie, chap. II : p. 104—107, Quel est le sentiment des Hurons touchant la nature et l'etat d'ame, tant en ceste vie qu'apres la mort. 1162 Petr Kýlou šek Prometheens, les elites et le peuple, la Haute-Ville et la Basse-Ville de Quebec. Sur le plan culturel, qui est au centre de l'attention de Ferron, se trouvent notamment deux Olympiens, la muse de la poesie epiquo Calliope et Orphee, derriere lesquels on dechiffre la mere ambitieuse et son fils le poete Hector de Saint-Denys Garneau (1912-1943). La disposition verticale des references mythologiques antiques se combine avec la verticalite de l'imaginaire chretien - Enfer, Limbes, Ciel. Le message culturel est clair : pour esperer le Ciel, il faut passer par les Limbes et l'Enfer, descendre vers le peuple et sa culture avant de s'elever. A Orphee, il faut une Eurydice, en la circonstance, la fille du docteur Cotnoir. Elle represente l'inspiration et le courage createur qui manque au poete avant-gardiste. Son energie est invoquee a l'aide dune legende amerindienne, car l'etalon Etoile Blanche quelle chevauche est le descendant de l'Etoile Noire, cheval du chef dune tribu exterminee de l'Ouest, les Mandans16 . Pour retrouver Eurydice et la ramener a la vie, Orphee doit entreprendre le voyage au pays des morts. Ce voyage est raconte deux fois, differemment. La premiere version qu'Orphee relate, retrospectivement, a son ami Jean Le Moyne1 7 est de nature prospective. C'est le metis Sicotte qui, immediatement apres les funerailles d'Eurydice, l'instruit sur la possibilite du voyage et s'offre en compagnon de route et psychopompos. C'est la version connue du mythe amerindien ou on mentionne aussi le delai de sept semaines necessaires pour le voyage de Tame de la defunte et des quarante-neuf ponts a traverser. La seconde version se trouve a la fin du roman, au chapitre XXXIV. La narration retrospective est celle qu'Orphee confie a Monseigneur Camille Roy18 . La situation est emblematique : Camille Roy, critique et historien de la litterature, auteur du programme de la nationalisation de la litterature canadiennen , mais aussi prelat de l'Eglise catholique, vient de descendre de la Haute-Ville pour celebrer la messe au couvent du Precieux-Sang, situe dans la Basse-Ville. Au moment de traverser la ruelle des prostituees il se heurte au poete qui sort des Enfers par la trappe dune maison close. Le recit, cette fois, est plus complexe ne serait-ce que dans l'articulation de l'imaginaire amerindien et chretien 16 Ibidem, p. 127 et suiv. 17 IS 19 Ibidem, p. 276-279. Ibidem, p. 385-393. Camille Roy, « La Nationalisation de litterature canadienne », Bulletin du parler franfais, annee 3, n°4, decembre 1904, p. 116-123, et n° 5, Janvier 1905, p. 133-144. Le metissage mythopoiétique de Jacques Ferron 1163 Muitenue par le jeu de la continuité et de la discontinuity. La continuity est celle du lien avec le récit precedent, car Sicotte et Jean Le Moyne sont mentionnés avec renvoi au mythe amérindien. La rupture est double, thématique et spatiotemporelle. Orphée hesitant, le voyage conseillé par Sicotte ne s'est pas realise, le délai des sept semaines est dépassé, l'hiver I éde au printemps et c'est le mois de mars, la periodě pascale. Pourtant ()i phée entreprend le voyage, désormais conduit non par le metis Sicotte, mais par Fame du maire déřunt de Montreal Médéric Marin qui s'installe sous forme d'un rat sur Pépaule du poete, mi-tentateur mi-psychopompos á travers le dédale de PEnfer. La rupture narrative est marquee notamment par Pusage inusité des temps verbaux : Par contre je resterai averti qu'Eurydice morte m'attendait et qu'apres Pavoir évitée durant ma vie, je ne pourrais pas échapper á ce rendez-vous. L'hiver p/issa, personne ne vint me chercher, simple sursis. Hier soir, je ne serai pas surpris d'entendre le roulement sourd d'une lourde voiture. Du carreau, elle me fit PefFet, longue et noire comme un corbillard, d'une voiture d'ambassadeur. Je ne douterai pas un instant quelle vint du royaume des morts, de la part d'Eurydice.2 Le rappel de cette discontinuity n'est pas oiseux, car il montre le souci de Pauteur de soustraire Phistoire du roman á la temporalité événementielle tout en Py inscrivant. En efFet, méme si Paction se déroule entre mars 1937 et Pété 1938, les scenes situées aux Limbes et en Enfer sont placées « hors du temps » et dans le fil de la narration elles precedent les deux voyages au pays des morts, mentionnés dans les chapitres correspondants sans references explicites. Pourtant Orphée/Garneau est la, impliqué dans des rencontres curieuses « extradiégétiques », c'est-adire celles qui non seulement ne cadrent pas avec le temps de Phistoire du livre (1937-1938), mais qui débordent le moment de Pécriture du roman et le moment temporel de Pinstance narrative du roman publié en 1969. Notons certains personnages historiques rencontres2 " : Cyrano de Bergerac, Paul-Emile Borduas (f 1960), Claude Gauvreau (t 1971), Paterson Ewen (t 2002) ou Jean Le Moyne (t 1996). Les anachronismes sont frappants et nombreux comme ce dialogue curieux entre Paul-Emile Borduas et Orphée-Garneau : 2 0 Jacques Ferron, Le del de Quebec, Montreal, Editions du Jour, 1969, p. 386. C'est moi qui soulignc. r Ibidem, p. 258. Ibidem, p. 227-256. 1164 PetrKylousek Mais vous, Orphee, quand vous etes venu chcrchcr Eurydice, vous etes entre par la porre er c'cst par clle que vous etes sorti. - Oui, helas ! Et tout le monde la su tandis que vous ne lirez jamais dans les mythologies que Monsieur Ewen est descendu de son vivant dans les enfers pour converser j • , 23 avec vous de peinture. La conclusion qui s'impose, c'est que ce dialogue doit se situer a une deuxieme descente d'Orphee, cette fois post mortem de ce dernier (1943), alors que la premiere descente, celle de 1938 est racontee au chapitre xxxiv . L'allusion aux mythologies et a Paterson Ewen vaut en fait pour le texte du roman lui-meme. On peut le prendre pour un jeu ou un clin d'ceil, mais il s'agit aussi dune mise en relief de l'intemporalite qui resumerait non pas lhistoire, mais la culture sub specie aternitatis. En effet, un des filons interpretatifs admissibles du roman est la volonte de constituer un mythe culturel fondateur qui resumerait les heritages amerindien, antique, chretien tout en y integrant la modernite. Ce mythe est complementaire de Thistoire parallele de la construction de l'eglise de Chiquette qui sert quasi de parabole. La verticalite « chretienne » qui s'associe aux mythes antique et amerindien en les transformant en resurrection pascale, est complete par le debat culturel concernant la relation entre les elites et le peuple. Les Olympiens doivent se faire Prometheens. II faut descendre a la peripheric, il faut descendre aux Enfers pour constituer une nouvelle culture. La conclusion du chapitre xxxiv est significative : Mgr. Camille [...] cria a Orphee de continuer d'ecrire de vers. - Tu seras bientot un grand poete. Orphee fila la moue, en agitant la main. Quand la voiture eut quitte la clairiere et qu'il se trouva seul, Orphee marcha vers la maison, suivi de pas qui marchaient presque dans les siens, le pas d'Eurydice attachee a lui desormais comme son ombre.25 Sur lautre versant, la consecration de l'eglise a sainte Eulalie est chargee elle aussi d'implications symboliques, car la quebecite « pure laine » est refusee : la sainte Eulalie de Chiquettes est une Eulalie plurielle, metissee, « a la fois vierge et martyre, musicienne et fondatrice Ibidem, p. 238. Ibidem, p. 385-393. Ibidem, p. 393. í.e métissoge mythopoiétique de Jacques Ferron 1165 de la communauté, sage-femme et capitanesse »2 , une Eulalie réunissant la martyre romaine, la congregationniste canadienne Eulalie Durocher et la capitanesse amérindienne du village. En méme temps la nouvelle église est impliquée, métaphoriquement, dans la problématique de la relation entre le centre et la peripheric En effet, une culture pleinement constituée ne saurait se penser comme une peripheric. Dans l'agencement de la spatial ité, la problématique est abordée par le biais de deux thěmes complémentaires. Le premier représente un contrepoids de la catabase/ anabase. La descente — celle des elites vers le peuple — est complétée par l'ascension, vers le ciel de Quebec, soulignée par Fimage de Féchelle2 7 et de la colonne aérienne2 8 qui suit partout Frank/Francois Anacharcis Scot dans ses déplacements. Le second thěme est la quéte du « centre du monde » , du « point exact »3 0 , de la « capitale du monde »3 1 . Au moment de la consecration de Féglise de Sainte-Eulalie, Frank/Francois unit les deux thěmes : « Notre coin de terre est petit mais il porte un grand ciel, le méme qu á Quebec [...]. »5 2 II s'agit done ďune centralité, mais cest une centralité relativisée, égalisée (« méme qua Quebec »). Car tout depend de la perspective, du « point de vue »3 3 , étant donné que « chaque pays a[vak] sa theologie »3 4 . Au métissage qui est la base de la construction des valeurs correspond une pluralitě des points de vue, done une centralité plurielle - une juxtaposition des centres. Conclusion Rédigé pendant la periodě de la Revolution tranquille, Le Ciel de Quebec propose un projet culturel intégrateur ouvert á la fois á la mémoire historique et á Faltérité. La pluralité, le polycentrisme et le métissage qu'il thématise sont la marque de la disposition de la culture québécoise dont parle Pierre Nepveu dans un des essais de L'Ecologie Ibidem, p. 404. Ibidem, p. 65, 265, 354, 387 et suiv. 28 Ibidem, p. 103, 402. "9 Ibidem, p. 234. , 0 Ibidem, p. 37. 1 Ibidem, p. 81. 32 Ibidem, p. 402. , Ibidem, p. 42, 62. r Ibidem, p. 289. 1166 Petr Kýloušok du reel en demontrant les affinites entre la litterature quebecoise des annees 1960 et les ecritures migrantes des decennies posterieures. Au sujet de Ferron il mentionne dune part l'occurrence du pays absent ou inacheve, son « pays incertain », d'autre part le fait que le romancier accorde « une place essentielle au « multi-ethnique »3 5 . En cela Jacques Ferron et son roman moderniste de « resurrection » identitaire devancan par certains aspects, les conceptions integratrices des avant-gardes italo quebecoises et haitiennes des annees 1980 (revues Vice Versa, Derives, Quaderni Cidturali) ou celles de Maurizio Gatti ou Simon Harel en ce qui concerne la litterature amerindienne. Pierre Nepveu, L'Ecologie du reel. Morte et natssance de la litterature québécoise contemporaine, Montreal, Boreal, 1999, p. 201.