La mort de Catherine Mavrikakis Death by Catherine Mavrikakis Petr Kylousek Universite Masaryk, Brno kylousek@phil.muni.cz Abstract From her first novel Dentis cannibales et melancoliques (2000), Catherine Mavrikakis has been involved with the theme of death. Observed, exalted, metaphorized, often as a baroque glorification of life a contrario, death unfolds throughout her work whether it is Fleurs de crachat (2005), Le Ciel de Bay City (2008), Omaha Beach (2008), Les Derniers jours de Smokey Nelson (2011), her dystopian novel Oscar de Profundis (2016) or spy novel L'Annexe (2019). It is also present in her autofictional stories or family fictions La Ballade d'Ali Baba (2014), Ce qui restera (2017) and L 'Absente de tous bouquets (2020). The contribution will attempt to identify the imaginary of death, including the modalities of its scenography and rhetoric. Key words: Quebec Novel, Catherine Mavrikakis, imaginary of death, scenography. Resume Des son premier roman Dentis cannibales et melancoliques (2000), Catherine Mavrikakis a partie liee avec le theme de la mort. Constatee, exaltee, metaphorisee, souvent comme une glorification baroque de la vie a contrario, la mort se deploie ä travers son oeuvre qu'il s'agisse de Fleurs de crachat (2005), du Ciel de Bay City (2008), & Omaha Beach (2008), des Derniers jours de Smokey Nelson (2011), du roman dystopique Oscar de Profundis (2016) oude son roman d'espionnage L Annexe (2019). Elle est presente aussidans ses recits autofictionnels ou fictions familiales La Ballade dAli Baba (2014), Ce qui restera (2017) et L Absente de tous bouquets (2020). La contribution tentera de cerner rimaginaire de la mort, notamment les modalites de sa scenographie et de sa rhetorique. Mots-cles : roman quebecois, Catherine Mavrikakis, imaginaire de la mort, scenograpphie.. Le vieil homme se mit aussitot a rire tres fort. LI s 'interrompit pour me dire : « Mais tu ne crois quand meme pas a tes sornettes logiques ? Tu n 'es tout de meme pas une fanatique de la mort, toi, la romanciere... Et en plus une romanciere a qui I 'on reproche sans cesse de ne parler que de macchabees. J'ai lu les critiques sur tes livres, ce n 'est pas toujours elogieux de ce point de vue. Mais qu 'est-ce que ces Nord-Americains, ces Occidentaux peuvent comprendre a la mort ? LIfaut etre oriental pour approcher cela... (Mavrikakis 2014, p. 29) Des son premier roman Deuils cannibales et melancoliques (2000), Catherine Mavrikakis a partie liee avec le theme de la mort. Constatee, exaltee, metaphorisee, souvent comme une glorification baroque de la vie a contrario, la mort se deploie a travers son ceuvre qu'il s'agisse de Fleurs de crachat (2005), du Ciel de Bay City (2008), d' Omaha Beach (2008), des Derniers jours de Smokey Nelson (2011), du roman dystopique Oscar de Profundis (2016) ou de son 1 roman d'espionnageZ 'Annexe (2019). Elle est présente aussi dans ses récits autofictionnels ou fictions familiales La Ballade d'Ali Baba (2014), Ce qui restera (2017) et L 'Absente de tous bouquets (2020). Les paroles placées en exergue du pere fictionnel de la narratrice, Vassili Papadopoulos, et qui cache sans aucun doute le pere de la romanciěre, resume 1'omnipresence paradoxale du theme de la mort dans 1'ensemble de l'oeuvre de Catherine Mavrikakis. Le rappel des origines orientales de la lignée paternelle et qui contraste avec 1'européanité accentuée de la lignée maternelle, normande et parisienne dans Ce qui restera (2017) et L Absente de tous bouquets (2020) semble conditionner les multiples manifestations paradoxales de l'imaginaire de la mort. On pourrait certes se poser la question du « roman familial» au sens freudien : la famille désunie et le divorce des parents, le traumatisme de la guerre, évoquée par la mere de la romanciěre, les propensions homicides et suicidaires du pere que la fille découvre en elleméme et qu'elle cherche á éliminer par des seances psychanalytiques. Tous ces elements sont suffisamment évoqués dans les trois (auto)fictions familiales, mentionnées ci-dessus. Or, la littérature ne se réduit pas aux « autobiographěmes » aussi importants soient-ils. Le teste littéraire se présente avant tout comme une charpente thématique et narrative. Cest en ce sens que nous interrogerons l'usage de la mort. En ce qui concerne la narration, 1'attention sera portée á la problématique de la temporalité et, conjointement, de la spatialité. Les spécificités de la scénographie spatiotemporelle nous permettront d'envisager la tension dramatique des récits qui sont souvent concus comme un drame á fois familial ou communautaire dans le cadre de la nécessité matérialisée par 1'histoire événementielle avec, comme corollaires la transcendance éthique et le pathos tragique. Temporalité Dans son ouvrage narratologique Die Logik der Dichtung, Kate Hamburger identifie les formes verbales du passé et la temporalité écoulée comme consubstantielles du récit1 . En effet, il faut se situer au present de 1'écriture et en retrospective pour pouvoir résumer une histoire qui s'est déroulée et que Ton transforme en récit. Cette sortě de constante anthropologique pourrait certes étre contredite par 1'evidence des utopies et des dystopies projetées dans un avenir non encore advenu. Toujours est-il que la nécessité ďun arc temporel tendu entre deux points, celui de depart et celui ďarrivée, s'impose comme 1'élément ontologique fondamental du récit. Cela posé, il importe de préciser les caractéristiques et les spécificités de cet espace temporel dans les romans de Catherine Mavrikakis. Les destinées individuelles inserites dans le temps peuvent se conformer á différents types de configuration : chez Mavrikakis e'est la typologie de la saga familiale et communautaire projeté sur un fond historique qui semble dominer. En effet, e'est 1'horizon temporel de la famille ou de la communauté qui cerne la portion de 1'histoire éclairée par le récit. Cest evident, bien sur, dans le cas des (auto)fictions familiales : La Ballade dAli Baba est centrée sur 1'histoire du pere et la reconciliation post mortem de la fille-narratrice avec son pere problématique, L 'Absente de tous bouquets se présente comme un dialogue posthume avec sa měre conflictuelle dans une volonté de comprehension des traumatismes que celle-ci avait vécues. Ce qui restera met en scenes les trois moments cruciaux de la narratrice : l'affirmation de 1'autonomie face á 1'autorité maternelle, la revoltě contre les tentations homicides du pere et les prise de conscience de la méme tentation inconsciente dans son propre for intérieur. Toutes les morts de la large parenté sont consignees comme autant de jalons temporels sur un fond de 1 Hamburger, Karte. Die Logik der Dichtung. Stuttgart: Ernst Klett Verlag, 1968. Voir notamment les passages « Das epische Präteritum », p. 59 sqq., et « Die Wirlichkeit des Bühne und das Problem der Gegenwart», p. 167 sqq. 2 l'histoire evenementielle. En portion reduite et sous forme de micro-recits des deces et suicides des amis et collegues, la meme temporalite gere les Deuils cannibales et melancoliques. Quant aux grands textes fictionnels, les segments temporels decoupes dans l'histoire evenementielle correspondent eux aussi a la memoire generationnelle d'une famille, d'une parente ou d'une communaute. Le Ciel de Bay City raconte 1'education sentimentale d'Amy sur un fond historique allant de l'holocauste et 1'extermination de la parente juive des Rosenzweig et Rosenberg a la naissance de la fille Heaven Rosenzweig-Rosenberg qui perpetue la lignee. Dans Fleurs de crachat la memoire familiale, activee par le deces de la mere, remonte, elle aussi, a la folie historique de la guerre qui conditionne, a l'autre bout de l'histoire narree, l'acte de violence du frere de la narratrice. Omaha Beach encadre Taction entre la naissance des jumeaux Victor et Paul Weaver et la mort de Diana Weaver Forcier en dessinant un arc temporel entre le passe et le present coincidant avec la visite de la parente au cimetiere militaire d'Omaha Beach ou Paul et Victor sont enterres. Les Derniersjours de Smokey Nelson s'etendent sur deux decennies separant le meurtre et 1'execution du criminel condamne, evenements qui rassemblent quatre personnes en une communaute desunie. La dystopie Oscar de Profundis se situe, certes vers 2084, mais ici encore, l'histoire evenementielle est delimitee par les traumatismes familiaux du protagoniste et par les histoires personnelles des membres de la communaute revoltee, dirigee par Kate Berube, contre 1'extermination cynique des marginaux de Montreal par le gouvernement mondial. L'Annexe, enfin, met en contraste la victime de l'holocauste Anne Frank et la narratrice, une espionne assassine prise dans l'engrenage des luttes secretes entre le Bien du reseau Agathos et le Mai du reseau Echthros. Les deux, Anne et la narratrice, partagent le sort de sequestrees dans les deux Annexes : la premiere Annexe, celle d'Anne, durant l'occupation nazie d'Amsterdam, est partagee par les families juives, l'autre se situe au present, a Montreal, et elle est peuplee par une communaute d'agents d'espionnage, sequestres et elimines a tour de role. Si le cadre temporel semble a chaque fois bien delimite, enferme dans une sorte de cyclage evenementiel, la structuration interne de la temporalite est bien plus compliquee. Le brouillage pratique par Catherine Mavrikakis peut etre illustre par la citation de Hamlet qu'elle assigne a son pere (auto)fictionnel Vassili Papadopoulos : Let us go in together, And still your fingers on your lips, I pray. The time is out of joint — O cursed spite, That ever I was born to set it right! Nay, come, let's go together. (Mavrikakis 2014, p. 59) Ce n'est pas la premiere constatation du « temps deboite », « hors des gonds » (Mavrikakis 2014, p. 58). Nous trouvons un passage analogue dans Deuils cannibales et melancoliques : Dans l'ascenseur de mon immeuble, je rencontre le temps et sa souveraine folie. A chaque fois que la porte s'ouvre, je rencontre un voisin que je n'ai pas vu depuis la veille ou depuis six mois. Je suis suspendue a rarbitraire despote des rencontres. Avec l'ascenseur, je mesure la demence du temps sans etablir la veritable logique temporelle. (Mavrikakis 2015 P-61) La folie du temps peut assumer, chez Mavrikalis, des aspects multiples : effacement de la causalite, imprevisibilite, mais aussi violence souveraine, porteuse de la mort. C'est dans ce contexte que s'inscrivent certains actes comme celui d'Amy dans Le Ciel de Bay City : J'aurai tant a accomplir ce soir tres tard pour les delivrer tous, Bebette, Denise, Victor, Gustavo, Angelo, du poids du temps. Mon plan est concu depuis que Georges m'a dit en me regardant intensement: «II faut incendier le ciel. Mets done le feu a tout cela. » Je pense que 3 ce soir, je vais avoir besoin de courage pour les sauver eux aussi, mes grands-parents, de la folie de l'histoire. (Mavrikakis 2011, p. 230) Le passage cite indique le double usage narratif de la temporalite cyclee. D'un cote, la narration cree une necessite derivee a partir de l'Histoire, mais qui se constitue en « causalite parallele », une sorte defatum qu'il s'agit de briser. La tension entre l'enferment cycle et la revolte liberatrice qui pourra nier aussi bien le cyclage temporel lui-meme que l'histoire evenementielle cernee par le cyclage represente un principe structurant de la narration mavrikakissienne. Avant de revenir a cet aspect, exemplifions la maniere dont le brouillage causal et le cyclage temporel sont faits. L'allusion a la non-rationalite orientale enoncee par le pere de l'auteure (Mavrikakis 2014, p. 29) indique les ruses qui cassent la causalite evenementielle en confrontant les personnages porteurs du recit a differentes apparitions, premonitions ou morts-vivants. II s'agit de creer « une sorte d'entre-deux du temps » (Mavrikakis 2014, p. 58). C'est ainsi que la narratrice rencontre son pere Vassili au milieu d'une tempete de neige, en fevrier 2013, neuf mois apres sa mort et son incineration. Elle le suit dans son nouveau domicile montrealais, fait connaissance de sa nouvelle compagne Sofia qui prepare un vrai cafe grec. Us se separent sur la promesse de se revoir la nuit du 23 juin au cimetiere de Montreal, tout peuple de « travailleurs de la mort, d'ombres besogneuses et blanches » (Mavrikakis 2014, p. 81), ou le spectre du pere conduit la narratrice a sa tombe en lui demandant de deterrer l'urne et de le liberer en jetant ses cendres a la mer, a Key West, ce qu'elle realise en souvenir d'un autre voyage commun, heureux, accompli le 31 decembre 1968. C'est dans ce cercle temporel entre 1968 et 2013 que s'inscrit revocation de la vie du pere. Le melange spectral des morts et des vivants est le fil conducteur du del de Bay City. L'acte homicide-liberateur de la narratrice, indique par la citation precedente ne conduit qu'a une perpetuation et un renouvellement du cercle. L'incendie de la maison de Bay City prolonge en fait l'holocauste : le rachat que la narratrice a espere en donnant naissance a une fille n'a pas lieu, car sa fille Heaven est prise dans les rets du temporel, entouree de tous les spectres de la famille : Un rayon de lune vient frapper le visage qui se lamente. Je reconnais immediatement mon grand-pere Georges Rosenberg. A l'autre bout du lit, ma grand-mere ronfle. Heaven couchee entre mes deux grands-parents et enlace le corps d'Elsa. [...] Je scrute la chambre. Sur le sol sont etendus pele-mele ma tante Babette, mon oncle Gustavo, ma mere Denise, mon cousin Victor, mon petit frere Angelo, ma soeur Angie tout bebe et les trois chiennes de mon enfance, Josee, Cindy et Bonecca, que mes chiennes lechent doucement. [...] Je voudrais crier, Hurler de douleur. Ma fille cherie habite elle aussi l'histoire. [...] L'Amerique est notre sepulture. Le ciel, une belle ordure. (Mavrikakis 2011, p. 291-292) Le texte qui pullule de spectres en les confrontant aux vivants est sans aucun doute la piece de theatre Omaha Beach. C'est aussi le texte qui explicite le mieux le brouillage temporel, car les soldats americains et allemand inhumes aux cimetieres normands restent eternellement jeunes en comparaison avec la soeur cadette des jumeaux : Oui, oui, vieille femme, tu es notre soeur. Nous ne pouvons en douter. [...] Et je suis heureux [Victor], en examinant ta face ravagee, d'etre mort si jeune et de ne pas avoir un corps aussi putrefie que le tien. La mort a vingt ans, cela conserve. [... ] Oui, tu es notre sieur, mais tu es surtout un epouvantail, tout pres de la mort, celle des vieux, des squelettes qui continuent de respirer illicitement. Tu auras la pire des morts, celle des essouffles. (Mavrikakis 2010 p. 57) II serait loisible de considerer le principe dramatique des trois unites — temps, lieu, action — non seulement comme un principe de construction d' Omaha Beach, mais aussi comme un 4 principe structurel des proses mavrikakissiennes. Le cyclage temporel de l'histoire lie au brouillage de la logique temporelle au sein genere non seulement l'unite de temps, mais aussi, comme nous l'avons mentionne, une tension entre la fermeture et la pulsion qui veut briser le carcan. On ne saurait separer la construction temporelle de celle de la spatialite. Spatialite Dans Omaha Beach, la scene du cimetiere americain est aussi un concentre des hors-scene projetes dans l'espace-temps : New York, Montreal, differentes localites etatsuniennes et francaises liees aux personnages. C'est en meme temps un jeu entre la fermeture et l'ouverture, reelle et symbolique — celle de la tombe que Ton quitte, celle du lieu restreint d'ou Ton veut s'echapper et, comme nous le verrons plus loin, celle de la necessite que Ton veut depasser. La dualite caracterise aussi les dominantes spatiales des autobiographemes de Ce qui restera. C'est d'abord l'appartement domine par la mere angoissee qui contraste avec la cour et les rues ou l'auteure-petite fille s'aventure pour se liberer de la surveillance maternelle, C'est aussi la contrainte de la famille et du foyer-prison qui explique en partie le comportement suicidaire et homicide du pere — un etre aerien, fantasque, imprevisible, donjuanesque dans ses relations extraconjugales, preferant le risque a la stabilite, epris de la voiture et de la vitesse. C'est egalement la prison de la drogue, faussement liberatrice, a laquelle succombe l'amie de la narratrice et, enfin, au niveau metaphorique et mental, la pulsion homicide que la narratrice cherche a contenir en elle-meme, alors qu'elle la voit s'exterioriser chez son pere et dans les actes de violence des attentats scolaires. Du concret au symbolique, la spatialite joue sur les limites de l'enfermement et de la rupture liberatrice. Une disposition spatiale analogue traverse Le del de Bay City. L'espace-temps ou se concentre a la fois la conflictualite familiale et ou s'inscrit progressivement le Mai historique de l'holocauste est celui de la maison « bleue metallisee » en «tole » de Veronica Lane 4211 (Mavrikakis 2011, p. 11). La promesse initiale — « une rue au nom sans histoire, une rue de l'avenir » (Mavrikakis 2011, p. 10) — ne se realise pas. La description de la maison accentue l'enferment analogue a celui d'un bunker ou d'une prison, car l'espace prefere de la narratrice, mais aussi de sa mere et de sa tante, et le basement, autrement dit la cave. C'est la que la narratrice Amy, au moment du grand menage, decouvre le cagibi ou se cachent les spectres grabataires de ses grands-parents, porteurs et temoins de la memoire familiale et communautaire (Mavrikakis 2011, p. 80 sqq.) : « Voici Elsa Rosenzweig et voici son mari, Georges Rosenberg, tes grands-parents », hurle ma tante, couchee tout au long sur le plancher du basement, Elle est visiblement en transe. Son corps tremble et ses mots se veulent assassins. J'ecarquille les yeux. « Ah, tu voulais savoir, Amy, ehbien, tu sais maintenant... [...]. » (Mavrikakis 2011, p. 83) Le point nodal du recit est une scenographie de l'unite de lieu et de temps, avec un temps brouille, deboite, ou les spectres du passe se melent au present. C'est a cet espace ferme que s'oppose l'espace de la promesse americaine, apparemment non chargee par le temps : c'est le hall commercial et le parking de K-Mart, la voiture de son copain David Freiberg lancee sur les autoroutes, le paysage du Nouveau Mexique prolonge dans celui de Benares ou Amy entreprend un pelerinage initiatique et liberateur. Et, surtout, il y a le ciel et le metier de pilote qui semble decharger la narratrice du poids de la terre et de l'histoire. Or, comme le montre l'excipit precite du roman, il est impossible d'echapper au temps deboite qui se depose dans la memoire familiale, en lieu ferme, celui de la chambre de Heaven endormie (Mavrikakis 2011, pp. 291- 292). Un agencement analogue en fermeture/ouverture structure L 'Annexe, domine par le contraste entre l'Annexe d'Anne Frank d'ou la seule sortie possible n'a pu conduire qu'a la 5 mort au camp de concentration et l'autre annexe, celle de l'Hotel Budapest oú le gérant Celestino élimine á tour de role les agents secrets non recyclables. A la difference ď Anne, la narratrice réussit á se libérer et sortir du piěge de la mort. Ici aussi nous avons affaire á une variante de 1'unité de lieu avec scene et hors-scěne. Dans Oscar de Profundis, la dichotomie fermeture/ouverture est développée en un systéme de cercles concentriques allant de 1'infmi au centre, du plus large au plus restreint : force cosmique qui enserre la Terre et la menace ďanéantissement, autorita planétaire du Gouvernement mondial qui impose sa loi á la ville de Montreal, cartographie de la ville dont le territoire s'articule en zone de banlieues aisées qui entoure un centre-ville squatté par les exclus et les marginaux. Ce ghetto de démunis contient son centre un ílot qui échappe á la deterioration et qui représente une sortě de lieu oú le temps est brouillé et aboli, á savoir la maison Ormund qui concentre en elle le passé et la culture de Montreal et oú s'installe temporairement le chanteur-poěte Oscar de Profundis avec son équipe. Oscar ajoute á la mémoire de la ville, celle de son propre traumatisme qui a fini par détruire sa famille — enlevement et mort de son frěre cadet. L'action est conditionnée par la mort. Les gueux du downtown sont exterminés par une epidemie disséminée par le gouvernement en vue du nettoyage du centre-ville dont le périmětre est hermétiquement fermé par 1'armée. Ainsi la revoltě de Kate Bérubé et de son groupe ne peut se dinger que contre le point central du centre, la maison Ormund, car la sequestration d'Oscar de Profundis apparait, paradoxalement, comme la seule possibilité de briser 1'encerclement et ďaspirer á la liberation, ne serait-ce que de maniěre symbolique, au moyen des média susceptibles de diffuser non seulement la nouvelle de la sequestration, mais aussi l'information scandaleuse sur la situation du centre-ville. Ainsi, comme dans Omaha Beach, Oscar de Profundis orchestre le jeu des unites dramatiques en créant un lieu central autour duquel est dispose un hors-scěne. Le cloisonnement étanche de la fermeture, accentuée par la sequestration d'Oscar dans un souterrain, á la maniěre du basement dans Le Ciel de Bay City et des tombeaux dans Omaha Beach, dirige l'attention vers 1'ouverture du dépassement libérateur qui s'effectue sous forme de mémoire culturelle : le nouvel album du chanteur va en effet inserire le souvenir montréalais, y compris la peste et la revoltě de Kate Bérubé, dans la longue liste des oeuvres d'art qui constituent un espace-temps échappant aux contraintes dictatoriales imposées par le gouvernement mondial, mais aussi á celles de la temporalité restreinte. En effet, Oscar de Profundis est un des derniers défenseurs des livres, du cinéma, de 1'architecture et des cimetiěres, abolis et éliminés partout dans le monde dystopique. Le roman est traverse ď evocations de séances musicales et auditions de Parsifal (Mavrikakis 2016, p. 67 sqq.) ďimpressions et souvenirs cinéphiles, telle Melancholia de Lars von Trier (Mavrikakis 2016, p. 145), de descriptions architecturales, telle la villa Taliesin West concue par Frank Lloyd Wright et qu'Oscar avait restaurée pour retrouver et faire revivre le passé (Mavrikakis 2016, p. 78 sqq.). S'y ajoutent de nombreuses citations de Baudelaire (p. ex. Mavrikakis 2016, pp. 102,143, 156), Wilde (Mavrikakis 2016, pp. 87, 269), Shakespeare (Mavrikakis 2016, p. 159) Lucrěce (Mavrikakis 2016, pp. 213-214), Rimbaud (Mavrikakis 2016, pp. 304-305), Scott Fitzgerald (Mavrikakis 2016, pp. 295-296), etc. La revoltě de Kate Bérubé est certes un échec, termine par la mort, mais grace á l'art d'Oscar Kate réussit á briser l'enferment de l'oubli. Modélisation dramatique On peut constater que 1'apparition des morts et des spectres dans les oeuvres de Catherine Mavrikakis ne relěve pas seulement de la thématique, mais contribue á l'agencement de la temporalité et de la spatialité. La tendance que nous avons tenté de dégager est la transformation de la narration épique en une mise en scene dramatique. En effet, la configuration de la temporalité joue sur la tension entre une periodě close sur elle-méme et le brouillage et le 6 bouleversement de la logique temporelle/causale á 1'intérieur du cyclage produit. L'unite de temps ainsi formée est secondée par 1'agencement spatial en scene et hors-scěne (Omaha Beach, Oscar de Profundis) ou entre la fermeture et 1'ouvertuře (Le del de Bay City, Ce qui restera, La Ballade d'Ali Baba, L 'Absente de tous bouquets, L 'Annexe, microrécits de Deuils cannibales et mélancoliques). Cette disposition touche á la fois la diégěse, sous forme de contrainte opposée á la liberté et la soif de pureté, et 1'éthos qui est celui de la nécessité —fatum/ananké — de la tragédie antique. Ce dernier trait est accentué par des allusions récurrentes. Dans Omaha Beach, une des filles de Eunice Weaver Forcier, Angelica, est caractérisée comme Cassandre (Mavrikakis 2010, pp. 25, 67) et le choeur des corneilles — měres qui ne se consolent pas de la mort de leurs fils-soldats — évoque les Erinyes vengeresses. La tragédie Cassandre de Friedrich von Schiller et le nom de la fille de Priam sont cités au tout debut de Ce qui restera (Mavrikakis 2017, p. 18) en rapport avec le réve prémonitoire du pere qui determine le prénom de la narratrice Catherine pour la lier a jamais á la destinée de sa grand-měre (Mavrikakis 2017, p. 15). Cassandre est aussi la figure en laquelle se projette la narratrice des Deuils cannibales et mélancoliques : Les tarots rassurent. Méme lorsque j ' y vois le pire, je me tiens au-dessus de la mélée, je suis devenue médium. Médium : c'est le metier que j'aurais trěs certainement exercé au dix-neuviěme siěcle. J'aurais été pythie chez les Grecs ou encore Cassandre maudite. (Mavrikakis 2015, pp. 175) Dans Le Ciel de Bay City, le réves ď Amy sont considérés comme prophétiques par sa taňte Bebette, et Amy, telle une élue et quasi sainte (Mavrikakis 2011, p. 115) se sent piégée par ce fátum : « Je ne sortirai jamais de l'enfer du ciel. Pourtant, je continue á vivre comme si j'etais encore vivante. » (Mavrikakis 2011, p. 42). Cette fatalité est encore renforcée par la construction du roman qui utilise la technique de la « mort annoncée », en 1'occurrence 1'incendie de la maison de Veronica Lane qui le point convergeant du récit. Un autre roman majeur de Catherine Mavrikakis, Oscar de Profundis, adopte une autre strategie en instaurant le cadre dufatum/ananké děs l'incipit sous forme de prophétie cosmique : Cette nuit-lá, la Lune grosse, blafarde, s'etait encore éloignée de la terre. Son refroidissement s'etait vraisemblablement accuse. Elle semblait grelotter dans le ciel éteint. Depuis des années, les planětes prenaient leurs distances. Dans leur course, elles accentuaient un écart de plus en plus evident comme si l'ici-bas ne séduisait plus rimmensité cosmique. [...] pour tous ses habitants, la Terre était abandonnée du ciel. [...] On savait sa fin proche. (Mavrikakis 2016, pp. 9-10) La fatalité du roman et la tension dramatique sont soulignées par des recurrences motiviques, notamment celles de la neige et de 1'oiseau. Ainsi les corbeaux suivent l'enterrement du firěre ďOscar, Oliver, au milieu du paysage hivernal (Mavrikakis 2016, p. 159), le vol de 1'épervier Babel accompagne la silhouette mystérieuse, celle de Cate Bérubé, qu'Oscar regarde l'observer dans la nuit enneigée et en qui il entrevoit un défi de combat et un danger imminent (Mavrikakis 2016, pp. 169, 170, 173). La fatalité peu encore prendre l'apparence ďun terrain de jeu culturel comme dans L Annexe oú les moděles littéraires — Moumou de Tourguenief, Meursault de Camus, Mata Hari, Madame de Sévigné — annoncent la mort des agents secrets, séquestrés dans l'Hotel Budapest. La narratrice est informée děs le debut par Celestino que sa mort á elle sera conforme au scenario du « Baiser de lafemme araignée, El beso de la mujer araňa, ce merveilleux roman de 1'écrivain argentin Manuel Puig. Molina y trahit Valentin avec lequel il partage 1'intérieur ďune cellule de prison » (Mavrikakis 2019, p. 101). Complétons les tendances scénographiques de 1'écritures mavrikakissionne par quelques details. Un des elements qui viennent á l'esprit est le nom recurrent ďHervé incarnant différents 7 personnages des Deuils cannibales et mélancoliques. Les personnes provenant de la reference du monde autofictionnel de la narratrice se trouvent ainsi placées sous le signe d'un masque et d'un role dans le tourniquet des morts évoquées. Ajoutons-y la tendance dialogique des autofictions de 1' auteure : le dialogue avec le pere décédé dans La Ballade d 'AU Baba et surtout, de maniěre systématique, avec la mere dans L 'Absente de tous bouquets. Le modele de la tragédie antique qui semble sous-tendre l'ecriture de Catherine Mavrikakis est sans aucun doute une maniěre d'opposer á la nécessité existentielle — la mort ineluctable — et historique — le Mai produit par l'homme — une voie d'issue qui serait libératrice. L'agencement de la spatio-temporalité qui y contribue menage des scenarios qui respectent le paradoxe de la conflictualité tragique. Le Bien ne l'emporte pas sur le Mai, ni la Vie sur la Mort, mais le contraire est tout aussi vrai : ni le Mai ni la Mort ne pourront réprimer la conscience vivante, ni nier la victoire non sans doute sur le plan ontologique, mais sur le plan éthique. Pourrait-on y voir une sorte d'anagnorisis et de catharsis spécifiques ? Celles que Ton ressent en conclusion des reconciliations paradoxales en acceptation/refus des récits autofictionnels consacrés aux parents {LaBallade dAli Baba, L Absente de tous bouquets) ou bien en conclusion des traumatismes de l'Histoire (Omaha Beach, Le del de Bay City, L Annexe). La simultanéité du passé et du present, de la scene contraignante et du hors-scěne libérateur, de la fatalitě et de sa negation fait surgir le pathos qui conjugue la tension dramatique et le ton élégiaque du temps révolu, irreparable, des textes mavrikakissiennes. Y aurait-il un dépassement possible? Celui-ci semble indiqué dans les passages du Ciel de Bay City consacrés au voyage d'Amy en Inde et á ses reflexions bouddhistes. Leurs échos résonnent dans les scenes contemplatives ď Oscar de Profundis : la sortie de l'Etre pourrait étre le Non-Etre : II revoyait [Oscar] le fleuve á la Malbaie oú ses parents passaient parfois l'été, le sable sur la grěve ou il avait l'habitude de jouer [...] La, devant le fleuve, en faisant avec des galets des ricochets á l'infini, tout jeune il avait pense á la mort. II avait eu envie de disparaitre dans l'eau, de ne faire qu'un avec les Hots. II avait un instant contemplé son absence. Ce désir de ne plus étre et méme de ne jamais avoir été ne l'avait jamais quitté par la suite... (Mavrikakis 2016, p. 215) Serait-ce la le point de fuite á partir duquel surgissent les images qui peuplent les textes de Catherine Mavrikakis. Son positionnement existentiel ? En guise de conclusion L'approche de Kate Hamburger dans Die Logik der Dichtung que nous avons évoquée et qui se rapporte á l'ontologie temporelle du récit permet de mettre en evidence certaines strategies narratives operant le détournement de l'epique vers le dramatique, autrement dit la substitution de la causalité liée á la perspective temporelle par le hie et nunc de la mise en scene. Ainsi le passé n'est pas « expliqué » comme un sens rationalisable, mais devient un scandale toujours present auquel il s'agit en tout temps de se référer pou en rendre compte. C'est dans ce contexte que nous avons tenté de caractériser l'usage de la mort, des morts-vivants et des spectres qui traversent l'ceuvre de Catherine Mavrikakis. En effet, on peut y voir non seulement une recurrence thématique, mais aussi une des clés de la spécificité scripturale : la construction de 1'ethos en catharsis au moyen de la charpente spatiotemporelle. La tension dramatique est á la fois un des ressorts de la narration, mais aussi un des principes structurants de l'axiologie qui pose une grille de valeurs contrastée sur la réalité du monde actuel. Les textes de Catherine Mavrikakis sont une connaissance, mais aussi un jugement qu'elle porte sur la réalité. 8 Bibliographie ARINO, Marc (2007). L 'Apocalypse selonMichel Tremblay. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, « Eidolon ». BERGERON, Patrick (2019). The Art of Not Dying: Station Eleven by Emily St. John Mandel and Oscar De Profundis by Catherine Mavrikakis. In : RANSOM, A. J., GRACE, D. (Ed.). 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