Anne-Caroline Fievet - Alena Podhorna-Policka Les medias, I'argot et I'imaginaire argotique une comparaison franco-tcheque This study focuses on the relationship between youth slang and its use in mass-media, especially in advertisements. Comparing the collection of epilinguistic productions concerning two advertisements based on slang - one on French youth slang from suburban areas, the second on Brno slang called 'hantec' from the Czech Republic, this article presents a reflection on the circulation of slang terms, its popularization as well as its stigmatization. The integration of a generational and/or social deviance into 'common slang' on the one hand and its disdain and the lack of understanding on the other hand are the two main results of the recent media boom in both countries. L'idee de cette communication est nee d'une discussion datant de novembre 2004 au sujet des relations entre medias et argot. Comparant la situation en Tchequie et en France, nous avons constate qu'il existait d'un cote un argot de type regional issu de la ville de Brno, le hantec, et de l'autre un argot de type sociologique, le francais contemporain des cites (FCC) qui est souvent designe dans les medias comme une « langue des jeunes ». C'est pourquoi nous avons decide de mettre en place une etude qui pourrait comparer le fonctionnement de ces deux argots et surtout I'imaginaire qu'engendre leur utilisation par les medias. Dans un premier temps, nous avons recueilli deux publicites - une publicite pour chaque pays - que nous avons pense representatives des phenomenes argotiques et nous avons decide de les montrer dans nos pays respectifs a une vingtaine d'hommes et de femmes d'ages differents, de regions differentes et de categories socio-professionnelles differentes, afin de recueillir leurs impressions sur ces publicites. Revue ď Études Francaises > N° 11 (2006) - En Tchéquie, Alena Podhorná-Polická a montré une publicitě pour la biěre Starobrno avec pour slogan : « Ty nekóříš brněnské hantec ? Vykřópni hrnek z Oltecu a tutáč ho zgómneš », ce qui littéralement pourrait se traduire par : « Tu ne 'fumes' (fumer = piger) pas le hantec de Brno ? Craque une tasse de la Vieille-ville1 et tu pigeras grave ! » et dont la traduction en tchěque standard, mentionnée en bas de la publicitě, est: « Tu ne comprends pas le hantec de Brno ? Prends une Starobrno et tu comprendras sůrement! » - En France, Anne-Caroline Fiévet a montré une publicitě pour 1'artisanat dont l'objectif est de recruter des jeunes dans «la premiere entreprise de France ». La publicitě représente une main qui tient un telephone portable. Sur 1'écran du telephone s'affiche un SMS : « Kiff á donf la n°l » c'est-a-dire, « aime la premiere entreprise de France » (emprunt á l'arabe kiff= « avoir du plaisir », et verlan monosyllabique de á fond > á donf). Prenant conscience des différentes pistes qui s'ouvraient á nous, nous avons decide de développer deux directions : l'une d'entre nous s'est penchée sur les relations entre médias et argot alors que la deuxiěme a établi une comparaison théorique entre les connotations sous-jacentes aux appellations hantec et langue des jeunes/langue des cites. Parallélismes entre deux parlures argotiques médiatisées - le FCC de la region parisienne et le hantec Partant de l'hypothese que chaque milieu ďadolescents, chaque réseau de communication coherent s'approprie divers types de termes expressifs et s'identifie avec eux en créant ainsi «des argots des jeunes », nous allons montrer sur deux exemples d'argots (ďabord locaux, mais extrémement riches) comment 1'intérét médiatique peut véhiculer cet argot hors de son étendue géographique de depart, et comment les médias peuvent influencer l'affirmation de 1'identité vis-á-vis d'une pratique argotique. Les langages utilises dans les publicités presentees peuvent sans aucun doute étre désignés comme argotiques. Tandis que l'appellation hantec est figée, le « kiff á donf » peut étre designe par des appellations diverses. Or, par sa structure, il fait reference au FCC (á cause de l'emprunt á l'arabe), plus « Oltec » est un argotoponyme qui est compose de I'adjectif modifíé Alt > Olt, vieux en allemand, et du suffixe -ec qui est typique du hantec. 28 FlEVET — Podhorna-Policka : Les medias, l'argot et l'imaginaire argotique... specifiquement au FCC de la region parisienne (a cause de 1'usage du verlan). Le hantec et le FCC de la region parisienne sont les formes argotiques les plus mediatisees, puisqu'ils ont, entre autres facteurs, des sources presque inepuisables pour la creation neologique. Le hantec est un langage issu de la tradition argotique de la ville de Brno. A partir des annees 60, les jeunes Brnois ont commence a s'identifier linguistiquement a l'argot d'un groupe social aujourd'hui disparu qui s'appelait le « plotna » (le « foumeau ») et qui etait forme des couches les plus marginales de la societe. Cet argot (au sens traditionnel du terme) connut son apogee dans les annees 1910-1920 et avait disparu apres la deuxieme guerre mondiale, suite a l'etablissement du socialisme egalitaire. Or, le hantec est un langage plus complexe encore. En effet, il s'agit d'une reprise de l'ancien argot duplotna qui s'est enrichi et developpe grace a son incorporation dans les parlers locaux (dialecte traditionnel de Brno qui procure un aspect phonique bien particulier et «starobrnenstina» = «Alt-Briinnerisch », une sorte de koine base sur l'allemand qui a coexiste dans la ville bilingue pendant des siecles et ce, jusqu'a la Seconde Guerre mondiale) et grace a un apport neologique proprement jeune (voir le schema suivant). Schema n° 1 : Conception structurelle du hantec Substrat morphophonologique et lexical du dialecte traditionnel de Brno 29 Revue ďÉtudes Francaises > N" 11 (2006) Le lexique du hantec s'est inspire du livre de O. Nováček Brněnská plotna (NOVÁČEK 1929) qui décrit, outre le vocabulaire, la vie et les coutumes des membres du «plotna». Ce lexique était ciblé sur les domaines traditionnellement argotiques comme 1'argent, le travail et le chömage, les femmes, le sexe, l'alcool et ďautres distractions mondaines. L'identification á cette couche marginale s'est effectuée surtout grace á cette mode pour une vie anticonservatrice, opposée á la société conformiste. Sous le communisme, malgré un grand relächement durant les années 60, les perspectives pour les jeunes n'etaient pas trěs brillantes. Cet argot a done rejailli des téněbres de l'oubli pour étre le symbole de la revoltě et du désir ďoriginalité de la jeunesse de 1'époque. Voici le premier parallele avec la situation en France car un phénoměne similaire est observe par les linguistes en banlieue parisienne depuis les années 70. Les jeunes reprennent le lexique du « vieil argot » en raison de la proximité des themes argotiques avec leur situation sociale difficile et avec leurs centres ďintérét non-conformistes. A Paris, avec ses Apaches, son Bruant, etc. la tradition argotique est bien documentée et peut servir de source féconde pour l'augmentation de 1'expressivité dans le discours. Ceci n'est pas un phénoměne choquant; déjá en 1935 (TROST 1935, p. 106), P. Trost remarquait la fascination des jeunes (et de ceux qu'on pourrait appeler aujourd'hui, au sens large du terme, les «bobos» = bourgeois-bohěmes) pour les possibilités de negation de la norme conventionnelle de la société majoritaire par le biais de l'argot traditionnel, l'argot de la pěgre. Mais, la seule reprise argotique ne donnerait pas l'ampleur souhaitée á ces pratiques néologiques. Comme dans le cas de Brno, plusieurs autres facteurs entrent en scene et entrainent une evolution du phénoměne. Parallělement á la source inépuisable des germanismes de VAlt-Brünnerisch qui sont assimilés dans la morphosyntaxe tchěque (p. ex. u onkla (de l'allemand der Onkel) vs u strýčka = « chez 1'oncle », 1'emprunt á 1'allemand étant decline selon les lois grammaticales standard), la cohabitation de plusieurs ethnies permet de créer ce que Jacqueline Billiez dénomme le « parier véhiculaire interethnique », á savoir que les maints emprunts faits aux langues de 1'immigration sont assimilés dans la morphosyntaxe. En France, les emprunts le plus frequents sont des emprunts á la langue arabe. 30 FlEVET — Podhornä-Polickä : Les medias, l'argot et l'imaginaire argotique... En France, comme dans le cas du hantec en Tchequie, l'apport des jeunes repose sur la creation neologique qui reprend les precedes semantico-formels connus de la langue populaire, voire familiere (resuffixations, troncations, metaphores, metonymies, emprunts au slang anglo-americain). Les jeunes de la region parisienne se sont saisis du verlan, procede purement formel, connu depuis longtemps comme un langage a clef, ce qui a ouvert un autre champ quasi inepuisable pour la creation neologique. L'aspect phonique semble etre touche egalement: il ne s'agit pas du dialecte local comme dans le cas de Brno, mais du debit rapide et de la prosodie particuliere reposant sur le deplacement de 1'accent de la derniere syllabe sur la penultieme. Nous pouvons alors visualiser ce phenomene d'une maniere tres proche de celle du hantec. Schema n° 2 : Conception structurelle du francais contemporain des cites (FCC) Substrat phonique particulier Dans la tentative de description de ce phenomene, L.-J. Calvet propose le terme de relexification du francais standard (CALVET 1999, p. 45). La relexification donne une sorte de «media lingua», une langue intercommunautaire qui permet l'affirmation de l'identite, necessaire pour tout comportement jeune. Calvet distingue la relexification exogene (lorsque le nouveau signifiant vient d'une autre langue, ce qui est le cas des emprunts aux 31 Revue ďÉtudes Francaises > N° 11 (2006) langues ďimmigration et á l'anglais) et endogěne (lorsque le nouveau signifiant vient de la měme langue, par le biais de différentes transformations, á l'origine pour remplir une fonction cryptique - ce qui est le cas de la reprise du vieil argot et des procédés morpho-sémantiques). Nous allons ajouter á ce point que les fonctions ludique et conniventielle sont aussi importantes que la fonction cryptique. Le hantec est done également la relexification du tchěque standard, tout comme le FCC est la relexification du francais standard. De plus, on a pu voir que ces deux types d'argot ne touchent pas seulement le lexique, comme e'est le cas de la plupart des autres formes argotiques, mais tous les plans de la langue (lexical, phonique, morphosyntaxique). Le public non specialisté est alors prét á croire qu'il s'agit d'une nouvelle «langue » qui est en train de se créer. Et les médias ne font que renforcer ce sentiment. Prenant une envergure de plus en plus importante au niveau identitaire, ces variétés du francais et du tchěque que sont le FCC et le hantec se consolident au cours du temps (on observe une régularisation des regies de formation des néologismes - suffixes recurrents, regies de la verlanisation pour le cas du FCC, etc.). En France, cela a été renforcé par 1'intérét médiatique pour cette particularité linguistique tout au long des années 80 (la médiatisation du hantec a ses particularités sur lesquelles nous allons revenir). Ch. Bachman et L. Basier affirment : « [...] lorsqu'un argot atteint un certain stade de développement, il est designe et il s'auto-designe. On le nomme...» (BACHMANN & BASIER 1984, p. 182.) A Brno, l'argot des jeunes recoit le nom de « hantec » (qui est en réalité une resuffixation par le suffixe argotique typique de Brno -ec du mot hantýrka - vieux synonyme de «jargon » issu de l'allemand hantieren « exercer une profession » qui a glissé sémantiquement en tchěque vers le verbe hantýrovat « manier », par extension « manier, parler jargon ou argot»). En France, la denomination passe non seulement par un procédé emblématique de tout ce phénoměne, le verlan, qui devient synonyme de l'argot des jeunes des cites franciliennes, mais par cet argot tout entier qui prend des noms différents : dans nos entretiens, on voit apparaitre le plus souvent les appellations de «langue des jeunes », «langue des cités », et á cause de la complexité extréme du phénoměne, une seule appellation n'est pas communément adoptée. 32 Fievet - Podhorna-Policka : Les medias, l'argot et l'imaginaire argotique... Que ce soit pour le FCC ou pour le hantec, il s'agit d'argots a la fois geographiques (on affirme son appartenance a un lieu - ville de Brno, cites de banlieue) et generationnels (l'argot permet une revoke contre la generation adulte, comme on l'a deja souligne), les deux composantes etant indispensables pour la creation de l'identite des jeunes qui s'approprient cette variete langagiere. Or, la richesse extreme de ces argots a favorise l'interet mediatique pour ces phenomenes. Inversement, on observe un pouvoir enorme des medias sur les representations des pratiques argotiques, sur cet « imaginaire argotique » sur lequel nous allons revenir. En Republique tcheque, a l'epoque de la consolidation du hantec, le regime communiste n'etait pas favorable aux discours sur les niveaux non conventionnels issus des basses couches sociales dont il niait l'existence dans une societe qui se voulait egalitaire. La mediatisation du hantec dut attendre le changement de regime, mais 1'accumulation des documents authentiques qui n'avaient pas pu etre edites pendant le socialisme a fait que le hantec a ete propage non par les jeunes Brnois actuels, mais par la generation frustree de leurs parents (et particulierement par ceux qui sont restes argotisants -notamment les « bohemes » et les artistes). Suite a ce type de mediatisation a retardement, 1'appellation « hantec » a perdu sa reference generationnelle. Nos entretiens confirment l'hypothese que 1'appellation «hantec» fonctionne toujours en tant que representant linguistique de la ville, la reference geographique reste alors fonctionnelle dans 1'imaginaire argotique de ses locuteurs. En revanche, la mediatisation du FCC a contribue a la perte de reference geographique. Preuve en est de la diffusion de beaucoup de lexemes (p. ex. verlanises) non seulement en dehors des cites franciliennes vers Paris intra-muros, mais aussi vers les autres villes de France. A la difference de Brno, la banlieue parisienne est proche des medias nationaux qui sont generalement centralises dans la capitale, ce qui a favorise le grand interet mediatique de ce parler et sa diffusion vers tous les jeunes Francais. La banlieue parisienne est d'ailleurs la plus importante du pays (elle represente environ 30% des habitants des ZUS1 en France). ZUS = zone urbaine sensible. Source : http://ile-de-france.sante.gouv.fr 33 Revue d'Etudes Francaises > N° 11 (2006) Or, la situation frari9aise se complexifie par rapport a la situation tcheque du fait de deux autres facteurs que sont la composante socio-economique et la composante ethnique, facteurs qui sont specifiques aux banlieues fran9aises. Les medias melent volontairement dans la production argotique de ces jeunes de banlieue parisienne une question sociale et ethnique, ils soulignent que ce sont des jeunes issus de Pimmigration et que la situation socio-economique n'est pas favorable. Suite a ce type de mediatisation, les jeunes dont les conditions sont similaires s'identifient a ce parler, ou qu'ils se trouvent en France. Nos entretiens prouvent que les stereotypes d'ordre social sont rattaches au FCC (on voit apparaitre les denominations de « langue des beurs », «langage de la rue », etc.). En plus de la perte de reference geographique, ce parler a pris des references socio-economiques et/ou ethniques. Cette situation avec les jeunes de banlieue rappelle alors en quelque sorte la tradition sociale de 1'argot. La mediatisation du hantec et du FCC a pour consequence d'une part la modification des connotations liees aux denominations respectives (hantec, langue des jeunes/des cites) et la creation de stereotypes. D'autre part, elle permet la diffusion lexicale et 1'integration intracommunautaire qui favorisent la creation des « argots communs ». Circulation mediatique - creation des argots communs En France, il faut distinguer plusieurs types d'argots: le francais contemporain des cites, l'argot commun ou bien encore l'argot commun des jeunes. L'un des objectifs de cet article est done de voir quel type d'argot est utilise par les medias et comment cet argot circule entre les jeunes et ces medias (television, radio et publicite). On peut considerer qu'avant l'ere de la mediatisation massive, la diffusion de l'argot par les medias n'etait pas aussi developpee qu'aujourd'hui. Comme l'explique un de nos informateurs de 70 ans habitant en region parisienne et a qui nous avons montre la publicite « kiff a donf » : « De notre temps, y'avait le vieil argot et le loucherbem mais y'avait pas de pub avec. » Avant cette mediatisation massive, on peut done supposer qu'il existait des micro-argots ou chacun avait ses neologismes. Et quand a cette epoque les jeunes sont sortis de 1'adolescence et se sont melanges socialement, les mots de ces differents micro- 34 FiÉVET-Podhorná-Polická : Les médias, ľargot et 1'imaginaire argotique... argots se sont croisés et développés. Par exemple, il existe des argots des grandes écoles ou des argots liés au service militaire (ces types ďargots n'ont pas disparu de nos j ours mais coexistent avec ľargot commun). Cela a contribué á faire passer certains termes dans ľargot commun des post-adolescents et éventuellement dans ľargot commun plus general. C'est Denise Francois-Geiger (FRANCOIS-GEIGER 1989, p. 95) qui a souligné ľémergence de cet argot commun : « Depuis la fin du XIXe siěcle environ, on voit se développer un phénoměne nouveau, inverse de ceux que nous avons décrits précédemment, different des simples emprunts aux argots, á savoir l'apparition d'un argot commun, d'un slang (oppose au Cant), c'est-á-dire d'un argot qui circule dans les différentes couches de la société, qui n'est plus ľ apanage de certaines categories sociales et qui eát plus ou moins comprehensible, au moins passivement, par tous. [...] ce phénoměne est évidemment lié á diverses causes sociologiques : [...] rôle des médias (on entend couramment beur, néo-verlan pour « arabe immigré », á la television et des chanteurs comme Renaud, Higelin, Thiéfaine véhiculent cet argot commun). » Alors que Denise Francois-Geiger évoque ľargot commun, nous allons nous intéresser plus spécifiquement á ľ observation de ľ usage des expressions jeunes dans les médias et done á ľargot commun des jeunes. Aujourd'hui, les massmedia présentent continuellement des phénoměnes nouveaux, qui sont á la mode, qui sont done «branches » chez les jeunes. Ľintégration médiatique du lexique «branché » chez les jeunes contribue á sa diffusion dans toutes les categories d'age. En France, on a beaucoup parlé du « francais branché » tout court (sans specification d'age) et méme du style « faux-jeune » (= parler comme un jeune) (VERDELHAN-BOURGADE 1991, pp. 65-79 ou VANDEL 1993). Ceci a pour consequence que les adultes ont accěs á des réseaux de communication qui leur sont normalement plutôt fermés. lis se rendent compte beaucoup plus qu'avant des particularités de la communication des jeunes, ils peuvent ainsi observer la facon spontanée du parler entre pairs, á ľintérieur de la jeune generation. Mais nous verrons par la suite que cette reprise de la langue des jeunes par les médias a des consequences. En effet, au moment de décrire et de nommer un argot dans les médias, on le condamne á ne plus servir de referent á une nouvelle generation de jeunes. Comme le constate un homme 35 Revue ďÉtudes Francaises > N° 11 (2006) de 39 ans que nous avons interviewe : « Ä la base, c'est de la langue des cites mais 9a devient de plus en plus branché, branchouille, média parce que c'est une langue que je comprends et d'autres aussi, done c'est sůrement que c'est déjá dépassé pour les jeunes. » Notre hypothěse de depart est done qu'il y a une circulation incessante entre médias et langue des jeunes. D'un cóté, les mots circulent chez les jeunes grace aux médias (diffusions de chansons de rap, emissions de libre-antenne á la radio, etc.) et d'un autre cóté, les médias diffusent la langue des jeunes pour attirer un public plus nombreux de jeunes ou de moins jeunes qui veulent étre branches. Ce va-et-vient entre les médias et les jeunes s'alimente par des néologismes créés dans le cadre des « résolectes » (= repertoires utilises dans des réseaux de communications définis) (PODHORNÁ-POLICKÁ 2005, pp. 93-105) et peut étre visualise ainsi: Schéma n° 3 : Circulation du lexique argotique REPRISE DU LEXIQUE RÉSOLECTE DIFFUSION DU LEXIQUE FAMILLE AUTRES GROUPES DE PAIRS AUTRES MILIEUX 36 Fievet- Podhorna-Policka : Les medias, l'argot et l'imaginaire argotique... Reprise de la langue des jeunes dans les publicites frangaises Les publicites destinees aux jeunes sont de plus en plus repandues. Le «teen marketing » est ne aux Etats-Unis a la fin des annees 50 mais le secteur a explose dans les annees 70, suite a la sortie des deux films que sont Les Dents de la mer et La Guerre des etoiles. Aux Etats-Unis, entre 1964 et 1999, les depenses pour le marketing/publicite a destination des jeunes ont ete multiplies par 20. Le professeur James McNeal « rappelle par ailleurs une evidence marketing; si une entreprise veut se developper, elle n'a que deux solutions ; soit prendre des clients a ses concurrents actuels - ce qui n'est pas facile et souvent couteux - soit recruter chez les jeunes - moins onereux mais pas toujours facile» (LE BIGOT, LOTT-VERNET, PORTON-DETERNE 2004, p. 298). En France, il est necessaire de distinguer l'utilisation de la langue des jeunes dans les publicites adressees a tous et les publicites adressees specifiquement aux jeunes (ce que les publicitaires appellent le « marketing direct»). Comme l'exprime une jeune de 19 ans interviewee lors de nos entretiens : « Les medias se servent de 9a car le marche des jeunes est attirant. » Les publicites adressees a tous et qui utilisent la langue des jeunes sont diffusees sur les chaines de television et de radio generalistes (du type TF1, France 2 ou M6 pour la television ou France Inter, Europe 1 et RTL pour la radio). Ces publicites ont deux objectifs, dont le premier est de faire branche comme l'illustre cette publicite pour une celebre chame de restauration rapide qui atteste « balle » pour « euro » alors que « balle » etait autrefois utilise pour « franc » : (1) « Si pour deux balles, vous voulez autre chose qu'un spectacle a deux balles, allez chez Mac Do ! Cette semaine, avec Orangina, pour deux euros quatre vingt quinze en plus d'un menu, vous avez le choix entre un DVD musical des Black Eyed Peas et un live de Florent Pagny. » (Television, TF1 et M6, octobre 2005.) Le deuxieme cas est l'utilisation de la langue des jeunes dans un but ironique comme dans les deux publicites qui suivent, la premiere pour une lessive et la seconde pour un telephone portable (utilisation des termes «tranquille », « exploser » et « debloquer »): (2) « Solute Omino Bianco 100, tranquille, il detache en toute securite. » (Television, TF1, octobre 2005.) 37 Revue d'Etudes Francaises > N" 11 (2006) (3) Jeune qui telephone : « ah ouais mais serieux... Grave ! » (La mere arrive et le frappe.) Voix off: « Si tu veux pas qu'ta mere t'explose, arrete d'exploser ton forfait! Pour ga, y'a les forfaits d'Universal Mobile. Ca se bloque avant qu'tu debloques ! » (Television, TF1, France 2, octobre 2005.) Lorsque les publicites sont diffusees dans les medias destines aux jeunes (M6 Music ou MTV pour la television, Skyrock ou Fun Radio pour la radio ou Phosphore et Zurban pour les magazines), c'est l'argot commun des jeunes qui est utilise comme l'illustrent les deux exemples suivants qui emploient « dechirer », « fringues » et« choper » : (4) « Pour trouver la soiree qui dechire, decoupez le coupon ci-dessous. » (Offre d'abonnement, Magazine Zurban, octobre 2005.) (5) « Toute cette semaine, Sismics, ta nouvelle marque de fringues te double la mise dans le hit Skyrock. Tous les matins, des 10 heures, viens voter pour tes sons Rap et Rn'B preferes et choppe 600 euros de CD. » (Radio Skyrock, avril 2005.) Les publicites pour les jeunes emploient egalement le jargon de la musique (termes empruntes a l'anglais) car nombreuses sont les publicites sur ce theme (CD, DVD ou concerts) dans les medias destines aux jeunes. On pourra citer ici les termes & after-party ou de featuring. (6) « MTV presente le Marc Ecko's Getting Up Festival [...]. Profitez de I'after-party enflammee par Biz Markie. » (Television, MTV, octobre 2005.) (7) « Sir Samuel, le chanteur du SaTan Supa Crew sort enfin son premier album solo, « Vivez plus haut». Melange de hip-hop, de reggae-roots et de reggae-dance-soul... Featuring : Jocelyne Berouar des Kassav, Sugar my notes, Miroy et Fefe du Sa'i'an. » (Radio, Skyrock, avril 2005.) Enfin, il arrive frequemment que les publicitaires essaient de lancer eux memes certains termes, employant ainsi des neologismes, dans l'espoir qu'ils soient repris par les jeunes. Un exemple de ce type de pratique est le « Manga look » qui designe une coiffure consistant a faire tenir ses cheveux avec du gel pour ressembler a un personnage de dessin anime japonais : (8) « L'arme secrete des mangas. Manga Look de Gamier.» (Magazine Phosphore, juin 2005.) 38 FlÉVET — PODHORNÁ-POLICKÁ : Les médias, 1'argot et 1'imaginaire argotique... Spécificité du frangais contemporain des cités : mode ou stigmatisation Dans les années 80, la mode de la « verlanisation » ludique s'est propagée grace aux médias, á 1'époque des Ripoux (film de Claude Židi de 1983) et des premiers tubes de Renaud (son fameux laisse beton pour «laisse tomber »). Cette « gymnastique linguistique » s'est propagée dans toutes les couches de la société, notamment dans le « francais branché », tout en étant alimentée par les publicités en verlan (on se souvient de la publicité «La SNCF, c'est ble-ssi-po ! ») et par les creations ad hoc journalistiques. Pour illustrer notre propos, nous remarquerons que les non-adolescents á qui nous avons demandé de citer des mots de la langue des jeunes n'ont mentionné que les mots verlanisés passes en argot commun (meuf, keuf, laisse beton) ou connotes « cité » (reubeu, as com, zyva). Or cette reprise médiatique du verlan qui a provoqué leur reprise en dehors du groupe initial de locuteurs a justement engendré un délaissement de ces termes de la part des jeunes qui les avaient crées. « La pub leur a piqué [aux verlanophones] leur patrimoine linguistique », constate L.-J. Calvet (CALVET 1993, p. 154). A peine les jeunes trouvent-ils une expression á eux, une « expression identitaire » qui les différencie par rapport á la generation adulte, qu'ils doivent chercher ailleurs. Cela a done provoqué la creation de mots nouveaux en verlan (et en particulier des reverlanisations) par ces jeunes, et plus particuliěrement par les jeunes de region parisienne (comme nous 1'avons vu, la region parisienne est le lieu-source des néologismes verlanesques). Aprěs une periodě de mépris systématique de ce procédé exprimé dans la bouche de beaucoup de « Francais de souche », on observe que certains mots dépassent les barriěres régionales et sociales et entrent dans le lexique de tous les jeunes Francais, dans 1'« argot commun » des jeunes, si 1'on emprunte la terminologie de Denise Francois-Geiger. Cest une reprise sociále á cóté de laquelle coexiste une reprise générationnelle, c'est-á-dire que les lexemes charges de 1'expressivité adhérente' sont assimilés dans le lexique de tous les Cette notion est reprise de la théorie de 1'expressivité lexicale élaborée par Jaroslav Zima (ZIMA 1962, pp. 10-11) qui distingue trois types ďexpressivité : inhérente - qui est bien reparable dans le lexique, car ce type de vocabulaire paraít expressif méme sans contexte. adhérente - qui est reparable seulement dans un contexte precis, dans lequel un mot neutre recoit des traits expressifs (en sémantique francaise, on emploierait plutöt l'adjectif afferente 39 Revue d'Etudes Francaises > N° 11 (2006) jeunes Francais - on pourrait eventuellement parier d'une « culture jeune » oü les medias diffusent les expressions momentanement ä la mode qui sont reutilisees (ou tout du moins retenues passivement) par 1'ensemble des adolescents. Comme l'illustrent les propos de cette femme de 29 ans interviewee lors de notre enquete : « Oui j'en connais beaucoup mais je les utilise plus car j'ai bientöt 30 ans : chelou, relou ! » Nous avons vu que les medias rangeaient certains mots dans la case nommee «branche». Mais les mots peuvent egalement etre ranges dans la case « deviant », « dangereux » ou « violent ». En France, on a pu observer les deux phases (vogue/mepris) avec le precede formel tout ä fait innocent qu'est le verlan, ce dernier etant devenu d'abord tres «branche» puis connote negativement. C'est cette Stigmatisation que nous allons maintenant decrire : en effet, lorsque nous avons montre la publicite pour l'artisanat « kiff ä donf», cette publicite a souvent ete ressentie de fa9on negative par des adultes mais egalement par des jeunes. L'interet de la publicite « kiff ä donf » est que les deux mots kiff et ä donf sont, ä l'origine, du francais contemporain des cites mais qu'ils sont maintenant connus de tous les jeunes et qu'on peut considerer qu'ils font partie de l'argot commun des jeunes. Nous avons demande ä nos informateurs quelle etait la langue utilisee dans cette publicite et nous remarquons des differences pertinentes selon le lieu d'habitation des differentes personnes. En effet, les habitants d'un quartier populaire (en l'occurrence le quartier de la Chapelle dans le xvme arrondissement de Paris) considerent qu'il s'agit de la langue des jeunes. Deux informateurs considerent meme qu'il s'agit de mots qui sont employes par des personnes de tous äges et pas seulement des jeunes (considerant done que « kiff ä donf» est passe dans l'argot commun, dans le francais populaire et non plus dans l'argot commun des jeunes). En revanche, pour les habitants d'un quartier aise de la capitale (XVe arrondissement), l'appellation «langue des cites » (ou meme «langue des beurs » ou «langue du rap ») est frequente alors qu'elle n'a comme opposition a inherente, p. ex. seme afferent chez Rastier) et contextuelle - a la difference des deux types precedents, ce type d'expressivite lexicale n'est pas un phenomene lexicologique, mais seulement stvlistique. 40 FlÉVET- PODHORNÁ-POLlCKÁ : Les médias, ľargot et ľimaginaire argotique... ete prononcee a aucun moment par les personnes justement issues de ces cites (dans le XVIIIe). Tableau n° 1 : Appellations de la langue employee dans la publicite « kiff ä donf ». (F = femme, H = homme, le chiffre indique ľäge de ľinterviewé.) Habitants d'un quartier populaire Habitants d'un quartier aisé Langage pour tout le monde, pas forcement pour les jeunes F18, H42 Langue des jeunes F19,H27 H70 Langue des jeunes de Paris H31 Langue d'une generation H31 Langue des SMS F19 Langue branchee H42 H39 Langue dynamique H42 Verlan F19, H42 F70 Langue des cites F29, F36, F70 Langue du rap F70, Langue des beurs F70 Selon Henri Boyer (BOYER 2004, p. 8) la langue des jeunes est mediatiquement associee a la langue des cites, plus particulierement a la «banlieue delinquante». Et il ajoute: «c'est parce qu'elle reunit trois ingredients majeurs : l'immigration qui fait peur, la jeunesse qui fait rever et la violence qui fait spectacle. » Comme en temoignent les deux exemples qui suivent, le terme « langue des jeunes » est stereotype, en particulier en province ou cette langue est associee a la region parisienne ou tout du moins aux grandes villes : • une femme de 40 ans de Picardie repond a la question « qu'est-ce que la langue des jeunes ? » : « Le langage des jeunes est utilise par les petits voyous qui veulent ressembler aux membres de la mafia mais qui 41 Revue d'Etudes Francaises > N° 11 (2006) n'ont aucune chance d'entrer dans la mafia. Le langage des jeunes arrive lentement ä la Campagne, certains jeunes de la Campagne admirent les voyous de la ville, et comme ils veulent leur ressembler ils commencent ä parier comme les voyous. » ; • un homme de 37 ans de Bretagne repond ä la question « qui parle la langue des jeunes ? » : « ce sont surtout des immigres dans les grandes villes mais aussi des jeunes qui adoptent leurs expressions. A la Campagne et dans les petites villes, la langue ne change pas tellement. » La reprise de la langue des jeunes par les medias entraine une Stigmatisation et declenche de fortes reactions parmi les jeunes locuteurs du francais contemporain des cites. Comme l'explique un jeune interviewe ä Paris : « N'importe na wak / ah c'est la caricature / Je suis meme pas sür que ce sont les jeunes des cites qui ont dejä invente ca tu vois / voilä. » Ce sentiment chez les jeunes d'etre singes lorsque d'autres que leurs pairs emploient des mots de FCC a bien ete compris par les concepteurs de produits destines aux jeunes et specialement aux jeunes habitants des quartiers. En effet, lorsqu'on feuillette les recents numeros du magazine Groove (magazine de reference pour le Rap et le R'n'B), on constate une absence de termes relatifs au francais contemporain des cites et un retour aux mots du francais standard. Ainsi, alors que nous aurions attendu zonzon (comme le titre du film realise en 1998 par Laurent Bouhnik) ou zonz pour un album consacre aux jeunes qui ont dejä fait de la prison, nous constatons que l'album s'appelle prison, comme si l'utilisation du terme standard etait plus fort symboliquement que l'utilisation d'un terme de francais contemporain des cites. (9) « Yzo presente « Prison ». Sinik - Assassin - Lim - MC Jean Gab'1 - Ol Kainry - Alibi Montana - Mafia K'lfry - La Brigade - Larsen - Menace Crew. Tous les grands noms du rap frangais qui ont ete incarceres reunis dans un album concept! Dans les bacs le 24 octobre 2005. » (Magazine Groove, novembre 2005.) En France, certaines investigations journalistiques contribuent done ä creer des prejuges dangereux sur le plan social puisqu'ils renforcent les stereotypes discriminatoires, les cliches negatifs quant ä la facon de parier de certains jeunes, notamment ceux issus de l'immigration et habitant dans des cites dites « sensibles ». 42 FlÉVET-PODHORNÁ-POLICKÁ : Les médias, l'argot et 1'imaginaire argotique... Si on prend comme exemple le mot «négro» relevé á Paris, cette expression est trěs fréquente entre pairs et trěs conniventielle chez les jeunes issus de 1'immigration habitant dans les cités sensibles. Or, ce mot est mal interprete par les jeunes « Francais de souche », qui n'y voient non pas un mot neutře, non marqué identitairement, mais tout simplement un mot « á la mode ». La médiatisation de cette expression provoque des reactions hostiles de la part des jeunes issus de l'immigration. Voici un extrait d'un entretien dans un lycée parisien' : R : comment comment ga me VĚner dans le metro XXX [P : non mais ouais c'est ga] j'fais PUtain :: P : et i(l) dit ouais négro nanana mais / EH négro c'est á la mode ? / i(ls) croivent i(ls) peuvent rentrer dans les quartiere et on parle comme ga R: j'suis DÉgouXXX Q : bah oui parce qu'i(ls) essaient tu vois / et tu penses c'est par le rap qu'ils apprennent ga ou comment bah bah les les cheuris comme tu dis P : i(ls) I'apprennent par la télé ces pedes ouais et aprěs i(ls) font style comme nous2 / Nous avons observe le méme appel au respect communautaire pour l'expression rabza désignant un Arabe (qui est susceptible de prendre des connotations pejoratives hors de l'argot des jeunes des cités) et pour ďautres termes, et plus particuliěrement ceux qui dénomment des ethnies ou des nationalités. Récemment, on a pu observer le scandale médiatique autour de l'usage inapproprié de l'expression racaille dont le sens a considérablement glissé dans l'argot des jeunes des cités3. Legende: XXX = sequence inaudible; /= pause; majuscules = segment accentue ; [...] = chevauchements ; (...) = segment non realise ;: = allongement. 2 Q: intervieweur, P: interviewe d'origine algerienne (17 ans), R: interviewe d'origine senegalaise (17 ans). 3 D. Lepoutre (1997, p. 144) explique le contenu semantique du mot racaille - caillera en verlan - de la maniere suivante : « Dans le discours, la caillera, c'est plus souvent Pautre, le plus delinquant que soi, le plus bagarreur ou simplement le plus grand que soi, qui fascine et eventuellement que Ton craint, mais aussi que Ton desapprouve par certains cotes. » Ce terme peut eventuellement designer les jeunes des cites eux-memes en tant que categorie sociale (pour des exemples, voir GOUDAILLIER 2003, pp. 81-82 et 234-235). 43 Revue d'Etudes Francaises > N° 11 (2006) Mediatisation du hantec et consequences sur «I'imaginaire argotique » des jeunes Brnois L'ensemble des personnes interviewees designent le langage utilise dans la publicite pour Starobrno par l'appellation « hantec ». Malgre l'unanimite de la denomination, presque chaque interviewe se cree des representations differentes sur le hantec, en fonction de son origine, de son age et de son rapport a 1'argot. Cet «imaginaire argotique » semble etre vehicule par la representation mediatique forte que cette parlure a subi depuis une dizaine d'annees. Nous proposons de parler d'un « imaginaire argotique » a l'instar de la reflexion de Denise Francois-Geiger qui se questionne a ce propos : « Qui dit quoi sur le fait argotique ? Dans la palette de nos attitudes, face aux faits de langue, l'argot est-il subversif ? Agressif ? Comment est-il recu ? Dans quelle mesure est-il accepte ? Fait-il l'objet d'interdits, de tabous, de distanciations, de rejets, de repulsions, d'attractions, et dans quelles situations d' interlocutions ? Peut-on parler de permissivite ? D'acceptabilite ? » (FRANCOIS-GEIGER 1989, p. 116.) Dans les annees 80, epoque a laquelle ces lignes ont ete ecrites par Denise Francois-Geiger, Anne-Marie Houdebine-Gravaud (HOUDEBINE-GRAVAUD 2002) a developpe la notion d'« imaginaire linguistique ». Le terme d'imaginaire est prefere a celui de representation car ce dernier est trop polysemique, mais les deux termes reposent sur les discours epilinguistiques, c'est-a-dire sur les « sentiments linguistiques » des sujets, leur valorisation ou leur devalorisation des formes dites de prestige et celles de leur parler, voire leur culpabilite linguistique qui peut aller jusqu'a 1'insecurite linguistique. Meme si cette theorie etait a 1'origine appliquee aux dialectes regionaux et a l'idee de la norme, nous voyons un parallele important avec les dialectes sociaux c'est-a-dire les argots. L'etiquette « hantec » a servi pendant longtemps, pour les Brnois, a decrire l'argot des jeunes de la ville des annees 60 a 80 sans aucune connotation sous-jacente. Or, la thematique du hantec a commence a etre « branchee » dans la deuxieme moitie des annees 90. Miroslav Donutil a joue un grand role dans la popularisation du hantec ; il devint tres celebre dans tout le pays en narrant des petites histoires sur sa vie a Brno avant la revolution. C'est a ce moment, selon nous, que la realite commence a etre desinterpretee. Au lieu d'admettre, conformement a la realite, une continuity argotique avec une possible evolution 44 Fievet — PODHORNÄ-POLlCKÄ : Les medias, l'argot et rimaginaire argotique... au niveau des neologismes apportes ä cet argot par les jeunes d'aujourd'hui, l'apport de Donutil fait penser que 1'appellation «hantec» n'est valable que pour les pratiques argotiques de son epoque et seulement dans certaines couches de la societe. Suite ä un enorme succes mediatique, il a ete suivi peu apres par d'autres «vrai argotiers-locuteurs de hantec», mediatiquement connus ä Brno, qui continuent ä usurper l'appellation «hantec». Corollairement ä ce type de communautarisme, les jeunes commencent ä ne plus s'identifier ä ce qui est presente sous l'etiquette hantec, l'appellation commence done ä bifurquer du sens de depart d'« argot des jeunes Brnois » vers 1'« argot des Brnois branches » comme en temoigne un de nos enquetes (29 ans, residant ä Brno): Q.: qui selon toi parle le hantec ? M. : les branches de la ville1 / les couches plus basses des alcoolos et des SDF, [...] j'en suis tier en tant que Brnois mais ce n'est pas ma couche sociale. Q.: mais attends, tu parlais comme ga presque tout le temps, hein ? M. : quand je sortais avec les mecs / e'etait bien alors / ga te permet d'attirer l'attention sur toi /voilä quoi / quand tu utilises quelques petits mots du hantec / mais apres au cours du temps ga m'a paru de plus en plus debile / done j'ai laisse tomber ga, quoi (rire). Q.: mais tu as garde quand meme un peu de ce vocabulaire, hein ? M. : ouais, certainement une partie / mais par exemple / quand je sors avec J. V. [nom d'un ami] pour boire une biere et qu'il parle comme ga / tu vois / pour attirer l'attention sur lui / ga me paratt vraiment bete, quoi. (un peu plus tot dans I'entretien) M. : J. V. parle beaucoup comme ga [en hantec] I il sort beaucoup dans les pubs / il frequente les ouvriers qui sortent tous les jours apres le travail pour en boire une ou deux [bieres]. La distanciation des jeunes par rapport au hantec mediatise s'explique egalement par une sorte de «momification» de ce dernier. Nous pouvons illustrer cette stabilisation lexicale du hantec, sous sa forme mediatisee, par l'exemple des intensificateurs. Nous sommes d'avis que le trait le plus saillant « Sajtna » est une denomination issue des groupes pratiquant le hantec, meme au sortir de l'adolescence pour se decrire eux-memes. On peut les associer aux « branches », meme s'il faut noter qu'il n'y a pas du tout de connotation de snobisme - au contraire, ils tendent a avoir l'image le plus populaire possible. 45 Revue d'Éťudes Francaises > N° 11 (2006) de la langue des jeunes est le besoin d'augmenter l'expressivite du discours -ceci se fait le plus facilement par l'insertion ďintensificateurs. Donutil et ses successeurs évoquent 1'époque de leur jeunesse en employant des intensificateurs déjá vieillis (dont l'expressivite s'est effacée avec le temps), mais á force de les répéter, les téléspectateurs ont 1'impression qu'ils sont devenus des «expressions identitaires» des locuteurs de hantec. II s'agit notamment de 1'adjectif betálné (qui a été repris dans les années 60 á 1'argot de plotna oú la forme betelné avait le sens de « grand, important») et špicové (créé sur le substantif špica, en tch. standard špice - pointe) qui sont utilises au sens de « super, génial, magnifique »'. A force de stéréotyper le hantec par le biais de ces intensificateurs, aujourďhui remplacés par d'autres dans 1'argot actuel des jeunes (la labilité des intensificateurs est d'ailleurs un trait typique de chaque argot de jeunes), ceux-ci commencent á rejeter 1'étiquette hantec pour leurs pratiques argotiques, á le considérer comme une vieille langue ďune autre generation, méme si les schémas sémantico-formels et les moyens phoniques ďexpressivité n'ont pas du tout change. Malgré le schisme générationnel évoqué précédemment, á cette époque encore (deuxiěme moitié des années 90), tous les Brnois sont fiers de cette particularité langagiěre. Dans la communication avec les non-Brnois, ils affirment sur un ton patriote étre des locuteurs du hantec, méme s'ils ne sont pas tout á fait des « vrais de chez vrais ». M. : et puis y a plein ďartistes á Prague qui sont originaires de Brno et qui font reference á ca [hantec] // et puis tu arrives á Prague et ťes fier de Brno / et voilá tu dis quelque chose en hantec et tout le monde pense que ťes cool. Or, en ce debut de millénaire, la situation change progressivement car le hantec devient, pour ceux qui ont commence á le médiatiser aprěs la revolution, un veritable pactole, une marchandise vendue en tant que «langue de Brno » dans tout le pays. Le hantec est tellement á la mode que la publication du dictionnaire /jawfec-tchěque standard a connu 4 rééditions en 5 ans. On peut supposer qu'un nombre non négligeable ďexpressions provenant du hantec ont influence 1'argot commun du pays. Á partir de 2002, on assiste á un phénoměne Betálné a garde également le sens original de « grand, important» et il a connu plusieurs modifications - variantes betelné, batálné; la seule variante propagée dans les médias est néanmoins betálné. 46 FlÉVET-Podhorná-Polická : Les médias, l'argot et 1'imaginaire argotique... tout á fait singulier : la reprise du hantec par la publicitě au niveau national et plus particuliěrement par la brasserie Starobrno1, ce qui a été un choc médiatique pour 1'appellation hantec. Le marketing de la seule grande brasserie de Brno s'est emparé du hantec dans ses slogans publicitaires, non seulement écrits mais aussi audiovisuels. Cette publicitě oú 1'on montre une petite legendě fíctive de la creation de la ville de Brno en lien avec la brasserie s'inscrit tout á fait dans le dernier couraní des textes hyperstylisés qui soulignent le caractěre populaire et folklorique du hantec. En realitě, les Brnois se sont sentis plutót caricatures et, excepté le cercle des argotisants qui propagent cette image du hantec, presque tous les Brnois, dans leur imaginaire argotique, se sont encore plus detaches de l'etiquette hantec pour décrire leurs pratiques argotiques. Imaginaire argotique des appellations «langue des jeunes » et « hantec » Dans les médias, le hantec est le plus souvent présenté comme « langue des Brnois », c'est-a-dire une varieté régionale qui remplit une fonction identitaire pourdes Brnois-patriotes. En revanche, l'appellation « langue des jeunes » fait reference directement á une varieté générationnelle oú les adolescents expriment ainsi leur revoltě vis-á-vis du mode ďexpression conventionnel de la generation adulte. Or, la realitě est beaucoup plus complexe. Pour pouvoir trouver des parallěles entre les situations tchěque et francaise au niveau des representations que les gens se créent á propos des appellations «langue des jeunes » et «hantec », il nous semble opportun de faire la distinction non seulement au niveau de 1'áge (adultes, postadolescents et adolescents/préadolescents), mais également entre les « argotisants » (c'est-a-dire ceux qui utilisent 1'argot dans des buts identitaires2) et les «non-argotisants ». Starobrno est un mot-valise de 1'adjectif starý = « vieux » et Brno. De plus, le siěge de la brasserie se trouve dans un quartier qui s'appelle Staré Brno (le Vieux Brno). Comme c'est un des endroits oů la pěgre ancienne qui parlait l'argot de plotna se réunissait, la place oil se trouve la brasserie est considérée comme un lieu quasiment culte par le groupe qui mediatise le hantec. En réalité, chaque individu est argotisant dans des situations de discours propices (connivence, crypto-ludicité), mais la question identitaire n'est pas automatiquement associée á l'usage de l'argot chez tous les locuteurs. 47 Revue ďÉtudes Francaises > N° 11 (2006) Ce qui est présenté dans les médias le plus souvent sous 1'etiquette de «langue des jeunes » ou de «hantec », est en réalité á la fois une varieté sociále, générationnelle et régionale. La negligence d'un ou de plusieurs de ces facteurs lors de la reprise par les médias provoque une contestation de la part des locuteurs (reels ou supposes). Si Ton suivait les stereotypes médiatiques, tous les Brnois devraient étre locuteurs du hantec. En réalité, ceux qui ne sont pas « argotisants » refusent une telle presentation, rappelant que le hantec n'est pas une «langue » mais juste un argot, un discours spécifique aux situations argotogěnes. L'appellation «langue des jeunes », en revanche, laisse penser qu'en sortant de l'adolescence les locuteurs abandonnent les pratiques argotiques. C'est bien probable pour certains, mais en réalité, il y a bon nombre de jeunes pour lesquels la pratique de l'argot reste fortement identitaire jusqu'a 1'áge postadolescent et méme adulte. En effet, les postadolescents qui se sentent encore jeunes expriment souvent leur non-conformité par un attachement identitaire á la pratique argotique. Ce groupe refuse que l'appellation « langue des jeunes » soit appliquée uniquement aux adolescents car il existe une continuité argotique. Dans nos enquétes, certains postadolescents ont hésité á se designer comme des locuteurs de la langue des «jeunes», vu leur age. En somme, le stéréotypage regional pour le cas du hantec et générationnel pour le cas de la langue des jeunes est trěs simplificateur. De plus, la médiatisation de ces phénoměnes ne suscite pas toujours des reactions positives chez les groupes de locuteurs pour lesquels la pratique argotique est une affaire identitaire. Le probléme majeur reside dans le fait que 1'image médiatique permet de créer des connotations auxquelles une partie des locuteurs ne peut pas s'identifier. En ce qui concerne les Brnois argotisants, nous avons montré avec l'exemple de la «momification» du hantec que la jeune generation se sent exclue de la presentation médiatique qui glorifie 1'époque passée, et qu'elle refuse, par la suite, d'utiliser l'appellation hantec pour designer l'argot moderně qu'elle utilise. L'insistance sur la stabilitě lexicale et děs lors sur / 'exclusivité générationnelle de la part des gens qui médiatisent le hantec est le reflet d'un refus d'accepter la continuité argotique, semblable á la situation de l'appellation langue des jeunes évoquée précédemment. En revanche, les jeunes Francais hors des cites (ou plus précisément hors de la culture des cites) ressentent un sentiment similaire aux 48 FlEVET — Podhorna-Policka : Les medias, l'argot et rimaginaire argotique... jeunes Brnois, ceci au niveau de V exclusivite sociale, car ce qui est presente dans les medias est en realite le plus souvent « une langue des jeunes des cites ». C'est pourquoi ces jeunes (et pas seulement eux, comme on a pu le voir dans le tableau n° 1) font une distinction nette entre «langue des jeunes » et «langue des cites ». II en resulte que 1'image mediatique stereotypee sera bien accueillie par certains Brnois argotisants adultes et par certains jeunes des cites, car la forme mediatisee repond aux representations identitaires de leurs pratiques argotiques. En effet, il faut bien distinguer ceux qui ont la possibilite d'exhiber leurs competences linguistiques dans les medias (les jeunes des cites de la region parisienne en raison de leur proximite par rapport aux medias centralises et les « vrais argotiers » proches du show-business a Brno) et les autres qui ne sont pas mediatises (jeunes des cites de province et autres argotiers adultes de Brno). Ces derniers ressentent une solidarity - generationnelle pour les Brnois et sociale pour les jeunes des cites - a l'egard des premiers et c'est pourquoi ils renforcent le sentiment d'exclusivite evoque precedemment tout en propageant les emblemes de ces parlures - le vocabulaire stable en hantec ou bien le verlan pour le cas francais. Ils rappellent cependant qu'ils ne s'identifient pas tout a fait avec la forme mediatisee - en France, on a affaire a une variete regionale qui est mise en avant, en Tchequie, le hantec exagere des argotiers professionnels peut etre interprete comme une variete sociale d'un groupe d'« argotiers prescriptivistes». La situation de coincidence des facteurs regionaux, sociaux et generationnels peut etre schematised ainsi : 49 Revue d'Etudes Francaises > N° 11 (2006) Tableau n° 2 : Comparaison de la « langue des jeunes » et du « hantec » HANTEC en Republique tcheque LANGUE DES JEUNES en France Categories pertinentes Brnois Autres Habitants des cites ET/OU immigres ET/OU defavorises Autres Argotisants ** Non-argotisants De la region parisienne D'ailleurs Adultes Postadolescents* Adolescents (+ Preadolescents) Legende : Groupes pertinents pour la categorisation Categorie non concernee dans la presentation mediatique. Categorie incluse dans la presentation mediatique. Categorie la plus mediatisee. Categorie contestant son appartenance aux locuteurs. | Categorie contestant les connotations de la denomination. | Categorie propageant la presentation mediatique stereotypee. subdivisions : * postadolescents non argotisants (gris intermediaire), postadolescents argotisants (gris clair). ** groupe des « vrais argotiers » propageant le hantec dans les medias en tant que privilege d'une couche sociale (grille), autres argotisants (sans grille). Malgre les grandes disproportions entre le nombre de locuteurs de hantec et de la langue des jeunes, nous constatons que l'imaginaire argotique est influence par la mediatisation de ces phenomenes de facon parallele. Pour les gens qui ne sont pas concernes directement (non Brnois, adultes), la 50 Fiévet- Podhorná-Polická : Les médias, 1'argot et 1'imaginaire argotique... mediatisation du hantec et de la langue des jeunes apporte des neologismes qui infiltrent l'argot commun. Les locuteurs, en revanche, sont d'un cote flattes que leurs competences linguistiques soient valorisees, mais de l'autre, ils expriment leurs craintes de devenir un objet de caricature, notamment au niveau social. Conclusion L'influence des medias sur notre mode d'expression, mais egalement sur notre mode de reflexion devient de plus en plus importante. Nous avons temoigne, a partir des exemples de deux parlures argotiques de deux milieux socialement tres disparates, de la maniere dont les medias unifiaient l'argot (creation des argots communs), dont ils s'emparaient de l'argot dans des buts marketing et contribuaient a la creation de stereotypes et de stigmates. Nous sommes d'avis que les recherches sur l'apport des medias aux argots et inversement sont des perspectives pour l'argotologie moderne. Anne-Caroline Fiévet Universitě René Descartes - Paris 5 Courriel : acfíévet@club-internet.fr Alena Podhorná-Polická Universitě René Descartes - Paris 5 Universitě Masaryk de Brno Courriel: podhoma@phil.muni.cz References BACHMANN Christian, BASIER Luc, 1984, Le verlan : argot ďécole ou langue des Keums ?, Mots, n° 8, pp. 169-187. BOYER Henri, 2004, Médias et banlieues, 20 minutes (quotidien), 9 décembre, p. 8. CALVET Louis-Jean, 1999, Pour une écologie des langues du monde, Paris, Plon. CALVET Louis-Jean, 1993, L 'argot en 20 lecons, Paris, Payot. 51 Revue d'Éťudes Francaises > N° 11 (2006) CELLARD Jacques, REY Alain, 1980, Dictionnaire du francais non conventionnel, Paris, Hachette, Avant-propos de la premiere edition, p. XII. FIEVET Anne-Caroline, á paraitre, La langue des jeunes dans les emissions de libre-antenne de trois radios nationales, Verbum (revue de ľ Institut des langues et littératures romanes de ľuniversité Peter Pázmány), Piliscsaba. 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