Les crises économiques du capitalisme

Et un autre monde survint

La « Grande Dépression » accouche d’innovations importantes dans tous les domaines. Certaines vont incontestablement relancer le progrès, d’autres cachent des conséquences désastreuses.

Une économie capitaliste sur la voie de la grande entreprise.

Pour remédier à la baisse de la productivité, les entreprises se concentrent. C’est l’ère des trustees et des cartels, de la concentration des entreprises qui, pour éliminer une concurrence dévastatrice, vont s’entendre. La Standard Oil Company de 1880 contrôle 90% du pétrole raffiné aux Etats-Unis, le syndicat rhéno-Wesphalien du charbon (1893) détient 90% de la production de houille de la région. Dans le commerce, la « boutique » se voit concurrencée par les « grands magasins ».

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Le hall et le grand escalier, Grand magasin du Bon Marché 1872. BnF, Estampes et Photographie (Va 270 j folio) © Bibliothèque nationale de France
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Photo n°2. Rombas (Moselle), halle de l’aciérie Thomas, tirage noir et blanc 18 x 24 cm, s.d., 3e quart XXe siècle, Jarville-la-Malgrange, Musée de l’Histoire du Fer, fonds CSSF

Innovation dans l’organisation du travail.

Les réflexions de F.W. Taylor qui commence à développer ses théories en 1880 se traduisent par la théorie de l’Organisation Scientifique du Travail. Elle vise à accroître la productivité donc restaurer la rentabilité du capital.

Les innovations s’enchaînent aussi sur le plan scientifique avec la découverte et le développement de l’électricité et de la chimie qui deviennent les nouveaux moteurs de la croissance. Avec l’électricité et surtout la maîtrise de son transport, une nouvelle source d’énergie va progressivement révolutionner le travail et la vie des populations.

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L'avènement de la fée électricité, 1870-1900. II - Le système électrique parvient à maturité. Christine Blondel et Bertrand Wolff, site du ampère –CNRS Histoire de l’électricité et du magnétisme

Pour l'Exposition Internationale d'électricité de Francfort en 1891, des essais, menés avec des tensions allant jusqu'à 25 000 V, réussissent au-delà des espérances : une puissance de 150 kW est transmise sur les 175 km avec un rendement de 75%

Une nouvelle hiérarchie mondiale

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Site Université d'Ottawa: Révolution industrielle et socialisme réalisée par Alain Houot, site monatlas.fr

Un « centre » économique émerge à la faveur de la dépression. Le cœur économique de l’Europe autour de la Grande-Bretagne la France, L’Allemagne, la Belgique, la Suisse mais aussi la Bohême deviennent les moteurs de l’économie mondiale. Ils sont rejoint par les États-Unis, la Scandinavie, la Hongrie, l’Italie, les Pays-Bas. Les périphéries se mettent au service du « centre », Le Honduras cultive la banane, l’Argentine se spécialise dans l’élevage, le Canada dans le blé … Pour exporter vers les pays industrialisés. La Grande-Bretagne perd sa suprématie industrielle (19,5% du total des quatre plus grandes puissances) au profit des États-Unis (46%), mais elle opère 46% des investissements d’outre-mer et sa flotte marchande dépasse de 12% le total des autres flottes des pays européens. Londres et la livre dominent le monde économique.

« L’air de la ville rend libre »

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Paul Bairoch, De Jéricho à Mexico, Villes et économies dans l’histoire, Gallimard, 1985. Tiré du Manuel Magnard de 2004

Ce vieil adage du Moyen-Age devient une fallacieuse réalité pour des millions de personnes. Les années de la Grande Dépression sont aussi des années de « grand déménagement ». L’exode rural est une conséquence des crises agricoles et des besoins de l’industrie.

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Bruno et Taïeb, op. cit.

À l’échelle mondiale, la transition démographique en Europe et les crises des secteurs industriels et surtout agricole entraînent une vaste migration vers les « terres vierges » des nouveaux mondes. L’Europe peuple le monde en déversant ses masses inemployées vers les pays neufs. C’est l’une des formes de la domination de l’Europe sur le monde qui s’affirme à la fin du XIXe siècle.

Coloniser pour s’assurer des débouchés

La « Grande Dépression » est l’occasion, pour les grande puissances Européennes et notamment la France et le Royaume Uni, d’imposer une domination coloniale sur les pays en crise. L’argent sert parfois de de vecteur de la domination. Le plus souvent la conquête militaire est le lot de beaucoup de pays africains ou asiatiques.

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Site : Cyberhistoiregeo.fr : mutualisation en Histoire Géographie

En quelques décennies, des continents entiers passent sous le contrôle de l’Europe. Le dépeçage de l’Empire Ottoman commence, les Français et les Anglais profitent de la crise de la dette.

Citation

Crise de la dette publique et missions financières européennes en Égypte, 1878-1879 Malak Labib Dans Monde(s) 2013/2 (N° 4), pages 23 à 43.

C’est à partir du milieu du siècle que s’amorce, en Égypte, le recours au crédit étranger, processus qui débouche, au milieu des années 1870, sur une crise aiguë du Trésor. L’accumulation d’une dette publique s’inscrit dans le cadre à la fois du développement endogène de l’appareil d’un État qui s’émancipe partiellement de la tutelle ottomane et de l’intégration du pays à une économie mondiale dominée par la Grande-Bretagne. La poursuite d’une politique de grands travaux, stimulée par le boom cotonnier et la forte libéralisation des échanges internationaux, conduit, dans les années 1850 et 1860, à une transformation des modalités de recours au crédit par l’État. Aux modes de financement locaux, s’ajoute l’appel à l’emprunt de long terme sur les marchés financiers britannique et français. La Grande Dépression de 1873 vient cependant mettre un frein à l’exportation des capitaux européens vers l’Égypte. Le gouvernement se trouve progressivement réduit à recourir à des avances de court terme afin de couvrir ses dépenses administratives et le taux d’intérêt des emprunts antérieurs. L’endettement et de défaut de paiement conduit à la mise en place d’un condominium financier franco-britannique en 1876.

En 1882, la Grande Bretagne occupe l’Égypte… En 1866, déjà, La France avait profité de la banqueroute de la Tunisie pour imposer sa domination financière, prélude au protectorat. La crise bancaire assèche les disponibilités en capitaux, les banques ne prêtent plus. Les pays endettés, et c’est le cas de l’Empire Ottoman, ne peuvent survivre. Les Britanniques et les Français en profitent pour mettre les pays sous contrôle avant de les coloniser. Ces prises de contrôle fournissent des débouchés aux capitaux européens en mal d’investissements.

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Bruno et Taïeb, op. cit.
Citation

Discours de Jules Ferry (ancien président de conseil des ministres français, député) à la Chambre des députés le 28 juillet 1885 :

« On peut rattacher le système [d’expansion coloniale] à trois ordres d’idées : à des idées économiques, à des idées de civilisation… à des idées d’ordre politique et patriotique.

Ce qui manque à notre grande industrie… ce qui lui manque le plus, ce sont les débouchés… La concurrence, la loi de l’offre et de la demande, la liberté des échanges, l’influence des spéculations, tout cela rayonne dans un cercle qui s’étend jusqu’aux extrémités du monde… Or, ce programme est intimement lié à la politique coloniale… Il faut chercher des débouchés.

Ce discours de Jules Ferry (qui est chargé de convaincre les députés de voter les crédits de guerre pour la conquête de Madagascar), illustre l’une des principales dimensions de la colonisation : trouver de nouveaux marchés pour remplacer ceux, saturés et en crise, de l’Europe et contourner ainsi les protectionnismes.

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Extrait du journal Neue Zeit de Cécil Rhodes, Premier ministre du Cap, 1898. Cité dans : Le blog de Thierry MBEPGUE - L'AFRICAIN LIBRE Messages mars 2014 : LES DIX DECLARATIONS POUR JUSTIFIER LA COLONISATION.

Cecil Rhodes aborde ici un autre aspect de la « Grande Dépression » : la montée d’un mécontentement ouvrier largement influencé par les idées socialistes. La colonisation, sera l’un des moyens de tourner les regards et les idées vers d’autres continents …

Tensions sociales et nouvelles idéologies

La « Grande Dépression » nourrit des révoltes. Entre 1879 et 1894, plusieurs pays connaissent des mouvements paysans comme la Roumanie, l’Irlande, l’Espagne, la Sicile. Aux États-Unis une vague populiste part du Kansas et touche les États agricoles réclamant plus de protectionnisme et se transformant en vaste mouvement de coopératives. En 1900, il en existe 1600, rien que pour les produits laitiers aux États-Unis. En France en 1894, 2 000 coopératives regroupent plusieurs centaines de milliers d’agriculteurs.

Dans le monde industriel, les revendications se développent et des syndicats naissent. En Allemagne, dès 1871, des unions syndicales apparaissent, le mouvement socialiste s’organise : premier programme socialiste en 1875 à la conférence de Gotha. L’influence du marxisme se fait déjà sentir. Les législations sociales sont décidées par l’Empereur pour empêcher le socialisme de se développer. En France, le droit de grève est accordé en 1864, les premiers syndicats apparaissent souvent sous la forme de mutuelles. Les syndicats anglais sont légalisés entre 1867 et 1875.

Les grèves, les émeutes, les mobilisations diverses entraînent le vote de lois sociales.

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Jean-Robert Rougé, Les Années vingt aux États-Unis. Continuités et ruptures (n°5 coll.) Revue Frontières, janvier 1994

Le socialisme devient la nouvelle peur des gouvernement et des détenteurs de capitaux car il menace le système et génère des coûts financiers en terme d’augmentation de salaires et de charges sociales. Les organisations patronales s’inquiètent, la lutte contre les syndicats et les partis socialistes devient un des moteurs de la vie politique en Europe et aux États-Unis.

La crise nourrit de nouvelles idéologies

La « Grande Transformation » (Karl Polanyi), des sociétés traditionnelles est accélérée par la crise : les changements de mode de vie, de lieux de vie, de travail… influent sur les manières de penser le monde. La « Grande Dépression », en jetant le doute sur un avenir radieux promis par le progrès des sciences et des techniques, réveille de nouvelles peurs.

Le repli sur soi, sur un espace maîtrisé est l’une des premières réactions. Le nationalisme se développe. En Europe centrale, le nationalisme se manifeste par les conflits autour de la langue : en Bohème où se côtoient Tchèques majoritaires et Allemands minoritaires (37%) ceux-ci créent en 1880 l’association Schulverein pour fonder des écoles privées en langue allemande, les Tchèques répondent par la création d’Ustredni matice skolska (Association pour la propagation de l’école tchèque). Polonais, Lituaniens et Belarusses se querellent et se divisent autour de Vilnius (peuplée d’une majorité de juifs !). Dans l’Empire Ottoman, la crise génère un nationalisme « jeune-turc » qui va s’opposer aux non-musulmans.

Aux États-Unis, les États agricoles durement touchés par la crise voient naître un nouveau mouvement politique : le populisme.

Citation

Manifeste du parti populiste américain fondé en 1891.

«II n'y a que deux parties dans le conflit qui est conduit aujourd'hui dans ce pays. D'un côté, il y a les alliés des monopoles, le "pouvoir de l'argent" (Money Power), les grands trusts et les sociétés anonymes de chemin de fer, qui cherchent l'approbation de lois qui les avantagent et appauvrissent le peuple. De l'autre, il y a les agriculteurs, les travailleurs, les commerçants et tous les autres qui produisent la richesse et subissent les fardeaux de la fiscalité... Entre ces deux groupes, il n'y a rien au milieu »

Un de ses dirigeants Tom Watson le définira ainsi : « c’est le parti des Pillés contre les Pillards ». La rhétorique populiste entraîne l’élection de députés dans les États agricoles qui poussent à une politique protectionniste.

En Europe, dans les mêmes années, l’eugénisme amène à transposer les théories de Darwin au champ social :

Citation

Francis Galton scientifique britannique, 1883.

"L’eugénisme ne se borne nullement aux questions d'unions judicieuses mais, particulièrement dans le cas de l'homme, s'occupe de toutes les influences susceptibles de donner aux races les mieux douées un plus grand nombre de chances de prévaloir sur les races les moins bonnes"

L’idée de sélection naturelle appliquée aux peuples, va justifier une hiérarchie sociale puis une hiérarchie des races.

Citation

Jules Ferry à la chambre des députés en 1885.

« Il y a un second point que je dois aborder… : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question… Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je dis qu’il y a pour elles un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures »

Le mot racisme naît en France en 1894 sous la plume de Gaston Méry (1866-1909), pamphlétaire, journaliste, collaborateur à La Libre Parole, le journal antisémite d'Édouard Drumont. Edouard Drumont publie en avril 1886 « La France Juive », pamphlet antisémite vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires où il définit le caractère juif, l’apparence physique des juifs et leur place dominante dans la société française. Il est l’inspirateur de politique antisémite sur le continent européen.

Ainsi, sous prétexte d’une pseudo-science, les nationalismes vont se charger d’une dimension raciste appelée à proliférer. Désormais, en Europe, races et nations se confondent. Un nationalisme agressif, anti-socialiste et antisémite se repend en Europe. Il sera la source des deux guerres mondiales.