Conclusion générale : quatre crises différentes du point de vue économique mais aux conséquences communes


Les crises économiques ont incontestablement marqué le monde depuis la fin du 19ème siècle. De 1873 à 2008, en 135 ans, on accumule 80 années de crises ou de soubresauts économiques engendrés par ces crises! L’état normal d’une économie capitaliste c’est la crise. Sur le temps long, de 1873 à 2005, le taux de croissance de l’économie mondiale est de 2.7 à 3%, loin des taux des Trente Glorieuses, qui restent pourtant un modèle ancré dans les comportements et les politiques économiques. Depuis 1973, comme un mantra, les différents gouvernements ou les think-tanks internationaux promettent un retour de la « croissance » sans jamais la définir réellement.

Traditionnellement les crises obéissent à deux situations économiques :

  • Les crises de surproduction : une crise de la demande quand l’appareil productif ne trouve pas les débouchés espérés. On classe la crise de 1929 dans ce contexte et par certains égards, celle de 2008 entre aussi dans ce cadre. La concurrence de nouveaux producteurs (États-Unis en 1929, Asie en 2008) entraînent des baisses de prix car la demande mondiale ne suit pas (revenus insuffisants en 1929, marchés saturés en Europe et faiblesse des revenus des pays en développement en 2008, conséquences des politiques d’austérité).
  • Les crises de l’offre ou la rentabilité du capital ou les bénéfices attendus ne sont pas au rendez-vous. Ce sont souvent des crises de transition entre une nouvelle norme économique qui tarde à venir et un modèle ancien qui est arrivé à bout de souffle. En 1873, le relais sera pris par l’électricité, la chimie, les services dans un contexte de luttes ouvrières engendrant une hausse du pouvoir d’achat. La déréglementation, la division internationale du travail, les nouvelles technologies seront le relais en 1973.

Pourtant ces catégories classiques laissent un goût d’inachevé. Les crises boursières sont très souvent au rendez-vous comme en 1873, 1929 ou 2008. Elles sont le signe d’un décalage entre l’accumulation de capitaux, la spéculation et l’économie réelle. Certes 1973 échappe en partie à ce constat mais que faire alors de l’écroulement du système monétaire de Bretton Woods ? La fin de la convertibilité du dollar et les politiques menées par les gouvernements ouvrent la porte à une spéculation sur les monnaies qui entraîne des crises graves : du SME en 1992, du péso mexicain en 1994, la crise asiatique de 1997, Russe de 1998 …

La spéculation : un des mots-clés qui reviennent tout au long de cette étude. La spéculation est le signe évident d’une économie qui va mal : la masse de capitaux en circulation trouve des points de fixation passagers et se déplace sans préavis engendrant une instabilité constante. Les « nerfs » des spéculateurs sont soumis à des chocs tels que la raison disparaît au profit de politiques de sauve-qui-peut engendrant une aggravation de la situation. On retrouve ce phénomène dans toutes les crises. Paradoxalement l’ère de stabilité de 1945 à 1973 correspond à une période de contrôle des banques et de la spéculation. L’intervention des États, les secteurs nationalisés (dont les banques en Europe), la régulation des échanges, fruit du contre-coup de 1929, ont été la base de la croissance. Signe évident, la dérégulation idéologique décidée en 1979 n’a engendré que de l’instabilité.

Chaque période de crise correspond à des situations de déséquilibre idéologiques et des politiques.

Si les causes des crises sont différentes, leurs conséquences se ressemblent beaucoup.

Des conséquences sociales d’abord. Avec le ralentissement de la croissance, l’adaptation de l’appareil productif se fait d’abord par le chômage souvent un chômage de masse qui dure entre deux et trois années avant de régresser. Mais il y a aussi des situations particulières où le chômage reste à un niveau élevé. Les économies occidentales ont eu du mal à retrouver la croissance et surtout une économie demandeuse de main d’œuvre depuis 1973. La France notamment mais aussi les pays du sud restent avec un « stock » de personnes inemployées important. Cela est souvent lié à une démographie vigoureuse mais aussi aux transformations économiques liées à la crise : les délocalisations, la modernisation de l’appareil productif font que beaucoup d’ouvriers, catégorie la plus touchée, ne retrouvent jamais d’emplois dans leur bassin de vie.

Des conséquences politiques ensuite. L’accélération de la globalisation, sensible dans la dernière crise, pousse les entreprises à raisonner en termes de marché global. Les besoins locaux, les traditions, les identités sociales ne les intéressent plus. Pour ces entreprises mondialisées, les conséquences sociales sont du domaine du traitement social et donc de l’État-providence. De plus, elles délocalisent aussi leurs profits rendant les États impécunieux et donc dans l’incapacité de résoudre les problèmes sociaux. Pourtant cette économie du déséquilibre permanent à un bel avenir. Les reprises ne se traduisent plus par des hausses de salaires. Les concurrences entre producteurs se font à une échelle déshumanisée, les décisions échappent à une compréhension humaine : les dirigeants sont eux-mêmes exclus des prises de décision. Les ratios de rentabilité, les dividendes à distribuer sont décidés à l’échelle de groupes restreints et lointains (trusts, fonds de pensions, fonds souverains, multinationales…). Les restructurations, les « ventes à la découpe », sont autant de moyen de faire perdre une identité, un cœur de métier aux entreprises. Les mêmes salariés, issus de la même entreprise, travaillant sur les mêmes lieux, peuvent dépendre de patrons différents voire être en concurrence… Parfois les États organisent la baisse des rémunérations en compensant le pouvoir d’achat par des allocations (Hongrie, Pologne…). La dérégulation a laissé les États sans moyens et sans pouvoirs sur les évolutions économiques. Les producteurs se sentent floués, marginalisés et l’apathie sociale se traduit par un vote protestataire, nationaliste, de plus en plus puissant. C’est probablement le plus grand danger qui menace le fonctionnement du marché international : un repli nationaliste couplé à une crise écologique lourde de remises en question.

Ainsi le ressentiment accompagne les crises : Maurras et le nationalisme intégral, l’antisémitisme d’Edouard Drumont, le refus de la modernité de Paul de Lagarde en Allemagne, d’Annunzio en Italie sont les pères des idéologies fascistes et nazis. Ils écrivent tous à la fin du XIXe siècle dans le contexte de la crise de 1873. Julien Benda parle du « siècle de l’organisation intellectuelle des haines politiques ». Fascisme et nazisme se développent sur le terreau de la crise de 1929, la révolution conservatrice des années 80 puise aux mêmes sources : Guy Sorman résume ainsi : « La jeunesse repousse la contestation, les femmes luttent contre le féminisme, les contribuables contre l'impôt, les Églises les plus conservatrices rallient en masse de nouveaux fidèles, les intellectuels défendent le capitalisme, les syndicats ouvriers s'effondrent, les Noirs dénoncent la politique des droits civils. ». Comment ne pas interpréter dans ce sens les victoires électorales de Orban, Trump, Bolsonaro : peur des petits blancs, des plus pauvres, des classes moyennes écrasées…

Conséquences culturelles enfin. Les années 60 ont vu des progrès impressionnants dans tous les domaines de la vie courante, de nouvelles libertés, de nouvelles pratiques culturelles, de nouvelles approches sociales (Foucault, Bourdieu…) qui semblent aujourd’hui battues en brèche. Jérôme Fourquet parle d’« archipélisation de la Nation française », de « scission des élites »… Les élites vivent dans un monde globalisé et partagent une même culture de l’entre soi, elles se sont coupées des autres classes sociales nationales. La disparition des appareils idéologiques d’État (armée, écoles…), des Églises, de la geste nationale partagée des grandes commémorations ou des mobilisations communes ont coupé les sociétés européennes mais aussi canadiennes, américaines… en secteurs sociaux qui s’ignorent, voire se détestent. Chacun a ses références (ses prénoms même en France !) culturelles propres, ses lieux, ses activités et ne partage plus rien avec les autres classes sociales. Le nationalisme est devenu essentiellement la référence de la deuxième moitié de la population, celle qui prend les crises de plein fouet et vit dans la sensation du déclin.

Les temps de crise sont des temps de repli et d’individualisme, compensés par une vision mythique de la Nation ou de l’État pour ceux qui en ont besoin (« tout commence en mystique et tout fini en politique », Charles Péguy). Dans ce monde cassé, la moindre étincelle peut déclencher des cataclysmes : un Hitler, une frontière mal tracée, un conflit commercial mal engagé (Chine vs. États-Unis) et les forces insoupçonnées des situations de guerre rappellent aux hommes « que les civilisations sont mortelles ».

Julien Benda, La Trahison des clercs. 1927, cité dans Politique et désespoirs, Fritz Stern, Coloin, 1990

Guy Sorman La Révolution conservatrice américaine. 1983.

Jerôme Fourquet : l’archipel français, seuil, 2019

Paul Valéry